Fort de son expérience sénégalaise (voir chapitre 1) et guinéenne (voir chapitre 2), Blaise Diagne part en campagne pour enrôler de nouveaux soldats dans la boucle du Niger. Afin de mettre toutes les chances de son côté, le député s’appuie sur une méthode incompréhensible par certains fonctionnaires du ministère de la Guerre. En effet, Blaise Diagne n’enrôle pas directement les nouvelles recrues. Il vient à leur rencontre lors de grandes palabres orchestrées par ses lieutenants. L’enjeu est de les convaincre de leur nécessaire implication : les enfants de l’Empire français doivent porter secours à la patrie à l’agonie. Et pour gagner leur confiance, et surtout celle de leurs familles, Blaise Diagne a des arguments, auxquels il croit. La République n’a-t-elle pas publié les décrets de sa nouvelle politique à l’adresse des indigènes en janvier 1918 ? C’est ce que souligne le député de la Guadeloupe Gratien Cambace en vantant « la manière » dont Blaise Diagne entreprend sa mission, dans un article pour le Petit Parisien du 12 juin 1918 :
« Pour effectuer dans les colonies ce recrutement, il y a comme en tout, la manière : inspirer confiance aux indigènes, montrer aux chefs d’abord, et par leur intermédiaire aux populations, que la France saurait leur prouver sa reconnaissance, non seulement en paroles, mais surtout par des actes, par l’octroi d’avantages pécuniaires, par l’amélioration des conditions d’existence des indigènes, de leur statut. On ne saurait trop le répéter, les décrets du 14 janvier 1918 inaugurent une politique indigène nouvelle. »
La nouvelle de l’arrivée de la mission Diagne se répand de villes en villages en Afrique occidentale française : Bamako, Bougouni, Sikasso, Bobo-Dioulasso, Diébougou, Boromo, Koudougou, Ouagadougou et encore vers le nord Yako et Ouahigouya. Les populations convergent en direction de leurs cercles respectifs, conduites par leurs chefs et leurs marabouts. Et attendent parfois plusieurs jours celui que l’on surnomme « La voix de l’Afrique ».
Blaise Diagne télégraphie le 16 avril au gouverneur Gabriel Angoulvant, gouverneur général de l’AOF et de l’AEF, qu’il est retardé par l’assemblage des pièces détachées des Ford T. Les voitures sont finalement montées à Bakel, près de la frontière sénégalaise, puis acheminées à Bamako avant la fin du mois… la traversée des anciennes contrées rebelles se fera donc à quatre roues !
L’arrivée de la mission Diagne est spectaculaire. Pour la première fois, un convoi d’automobiles sillonne les pistes africaines de la boucle du Niger. Avec à sa tête un député africain, en costume blanc trois pièces, secondé par plusieurs officiers noirs décorés de médailles. À la vue des populations africaines, Blaise Diagne est reçu comme le plus haut représentant de la République par les autorités coloniales, mais aussi par la chefferie, prête à collaborer si les usages sont enfin respectés. Et c’est toute la stratégie politique du député sénégalais, élaborée grâce aux rapports de ses émissaires envoyés sur le terrain dès 1917. D’après le lieutenant Abd el Kader, fils du fama de Sansanding, missionné officieusement dans les anciennes zones de révoltes situées au nord de Bobo-Dioulasso, c’est moins le principe du recrutement qui est rejeté par les chefs, que la violence de sa méthode, présente à tous les esprits.
Ce sont donc les intermédiaires, les chefs religieux et coutumiers, que les officiers noirs de la Mission vont solliciter. C’est avec eux qu’il s’agit de négocier avant l’arrivée du fameux commissaire de la République.
À chaque palabre, Blaise Diagne en appelle à la responsabilité des chefs et les rappelle à leurs devoirs s’ils veulent prétendre à un nouveau statut.
« En versant le même sang, vous obtiendrez les mêmes droits », c’est la formule qu’il répète avec conviction.
Mais Blaise Diagne ne recrute pas en personne. Ganté de blanc et ceinturé de son écharpe tricolore, il met en scène le recrutement. Une grande opération de propagande comme en attestent ces photographies oubliées et redécouvertes à la faveur de cette enquête.
Palabre à Diébougou
Danses Lobi à Diébougou
Informés par les autorités coloniales du recrutement des tirailleurs décidé par Georges Clemenceau, dont la politique extérieure et intérieure est totalement dédiée à l’effort de guerre, les Pères blancs du village de Réo, situé entre Boromo et Koudougou, savent qu’ils pourront disposer de 50 francs pour gratifier chaque fournisseur de l’enrôlement d’une unité de soldats. Comme toutes les autorités locales, ils sont invités à se déplacer pour accueillir le commissaire de la République Blaise Diagne.
Réo - 9 mai 1918
Extrait du diaire des Pères blancs, dans lequel sont relatés les évènements au jour le jour.
Les Pères Préfets François et Viguier se rendent à Koudougou à l'occasion de l'arrivée de M. Blaise Diagne. Le Commissaire et sa nombreuse suite font leur entrée à Koudougou à 2h30 de l'après-midi en automobiles, neuf en tout, pour eux et leurs bagages. Le gouverneur du Haut Sénégal Niger, M. Brunet, fait partie de la Mission. La circonscription de Koudougou doit recruter 1500 hommes.
M. Diagne fait un long palabre aux chefs de canton et leur fait comprendre qu'il est de leur devoir et de leur intérêt de donner l'exemple en offrant spontanément des membres de leur propre famille (enfants ou frères). On demande des volontaires et M. Diagne fait miroiter à leurs yeux tous les avantages pécuniaires et moraux qu'ils ont à fournir un nombreux contingent de soldats
À la lecture de ces archives religieuses, on peut vérifier que le recrutement à proprement dit ne commence que le mois suivant, alors que Blaise Diagne et son aéropage sont presque arrivés au terme de leur mission. Un recrutement sans vague, alors qu’il se déroule dans une zone particulièrement sensible où vivent un million d’Africains sur 100 000 km². C’est là que l’armée française avait dû concentrer la puissance de ses troupes afin de mettre fin aux révoltes de 1915 et 1916. Mais les Français auraient-ils repris le contrôle de cette zone sans l’appui du royaume Mossi de Ouagadougou et le renfort de sa cavalerie ?
Halte sur la route de Ouagadougou
Sur la route pour Ouagadougou, les neuf automobiles de la mission Diagne font halte, dans l’attente d’une audience au palais du Mogho Naaba. Le commissaire de la République se doit de saluer l’ami des Français, mais il souhaite également exprimer tout son respect à l’autorité d’un roi puissant choisi par l’administration coloniale pour asseoir son pouvoir dans le vaste territoire difficilement contrôlable du Haut-Sénégal-Niger. Comme les autres chefs Mossi, le roi Koom II se doit de montrer l’exemple. Mais comment va-t-il exprimer sa supériorité sur les autres chefs ? Jusqu’où engagera-t-il son peuple ?
Le roi Mossi Koom II et ses ministres
Sur ce cliché unique du Mogho Naaba Koom II, dont on ne connaissait aucune représentation photographique au sein du palais de Ouagadougou, on distingue au centre le Roi en habit de guerre, traditionnellement de couleur rouge, chargé de nombreuses amulettes.
Le Mogho Naaba est entouré de ses Kug Zindba, ses « ministres ». Le deuxième à sa droite est le Baloum Naaba Tanga, en poste depuis 1910, grand conseiller du souverain et proche de la Mission catholique. Au premier plan, prosternés : les sogone (ou soronés) du roi, c’est-à-dire ses serviteurs palatins. On voit aussi un joueur de bendre (tambour royal) et un autre serviteur tenant la Cane du roi.
À sa droite sur l’image, son ministre de la Guerre, le Naaba Pawitraogo à la réputation extrêmement autoritaire.
À gauche, nous voyons un marabout enturbanné. Il est possible qu’il soit le marabout de la cour. Les marabouts qui fréquentaient le royaume Mossi de Ouagadougou étaient le plus souvent des Peuls ou assimilés aux peuls.
Blaise Diagne et le roi Koom II
L’officier Abd el Kader Mademba seconde Blaise Diagne
Ouagadougou - 26 avril 1918
Extrait du diaire des Pères blancs, dans lequel sont relatés les évènements au jour le jour.
« Arrivée à Ouagadougou du lieutenant Mademba, fils du fama de Sansanding, décoré de la Légion d'honneur, de la fourragère, de la croix de guerre avec palmes. Ce jeune homme qui a passé quelques années à la mission de Ségou a tenu à nous rendre visite dès son arrivée. Il fait partie de la mission de recrutement qui a à sa tête le commissaire de la république, M. Diagne, député du Sénégal. Il est envoyé pour préparer le terrain au Commissaire qui doit arriver sous peu à Ouagadougou. »
Ouagadougou - 28 avril 1918
« Le lieutenant Abd el Kader Mademba a commencé son travail et il inaugure bien du recrutement. Il a rendu visite au Mogho Naaba, tous les chefs de canton étant réunis au palais. Le Naaba a écouté avec placidité son discours. Sur l'invitation du lieutenant à lui dire ce qu'il pensait, il a répondu :
"Il y a longtemps que j'ai donné mon coeur à la France et comme je n'en ai qu'un, je ne puis lui en donner un autre."
Pour bien montrer qu'il disait vrai, il (Le Naaba) a donné son frère Djiba Naaba comme tirailleur.
Cet exemple n'a pas tardé à porter ses fruits. Tous les grands naabas, tous les chefs de canton se croient obligés d'en faire autant et ils viennent présenter qui leurs fils, qui leur frère. C'est presque de l'enthousiasme.
Nous recommandons aux chrétiens de ne pas rester en retard et de s'offrir s'ils prévoient qu'ils seront pris. La chose étant ce qu'elle est, nous jugeons que l'intérêt de la mission le demande.
Le Gounga Naaba a présenté son fils Michel, et le Ballom Naaba un des frères, Étienne ou Georges, au choix. »
L’héritier du Mogho Naaba engagé volontaire entre le commissaire de la République et le gouverneur de la Colonie
Allant jusqu’à sacrifier son propre frère, héritier du trône des Mossi, le Mogho Naaba va bien au-delà des précédents recrutements dans son engagement aux côtés de la France combattante. Il implique ses ministres et sa cour et son comportement oblige les autres rois à également sacrifier leurs fils. Mais pour quelles raisons Koom II et ses ministres font-ils ce choix ? Comment le royaume de Ouagadougou peut-il être récompensé d’un tel engagement ?