C’est L’interprète, du réalisateur américain Sydney Pollack, qui consacre le mieux la puissance supposée de la Cour pénale internationale. Le film met en scène un dictateur entravé par le glaive de la justice globale. Mais la fiction dépasse largement la réalité d’une Cour condamnée de facto à pratiquer une justice à deux vitesses. Sa puissance ne s’exerce à ce jour qu’à l’encontre des ressortissants d’Etats qui ont ratifié son traité ou de ceux qui commettent des crimes sur le territoire de ces derniers. ou encore pour les crimes commis sur le territoire de tout Etat qui aura été déféré à la Cour par le Conseil de sécurité des Nations unies.
Les cinq membres permanents du Conseil se sont tournés vers la Cour en 2005 pour les crimes du Darfour, puis six ans plus tard pour ceux commis pendant la révolution libyenne. La priorité des diplomates n’était néanmoins pas la justice. En brandissant la Cour, ils espéraient susciter des défections au sein du régime Kadhafi et préparer les opinions publiques à l’intervention militaire de l’Otan. A la chute du Guide libyen, la Cour a dû faire profil bas, n’obtenant aucune coopération des puissances alliées, peu enclines à voir les deux suspects du procureur, l’ancien chef des renseignements, Abdallah al-Senoussi, et le fils du Guide libyen, Saïf al-Islam Kadhafi, comparaître un jour à La Haye.
Les interventions du Conseil de sécurité ont été dénoncées comme le symbole de cette justice à deux vitesses. Américains, Chinois et Russes ont la possibilité de saisir une Cour à laquelle, pourtant, ils s’opposent. Longtemps, Washington y a fait ses emplettes, coopérant lorsque la Cour cible des leaders qu’elle n’a pas adoubés, comme le président kényan Uhuru Kenyatta, ou la menaçant, lorsque ses choix desservent, dit-elle, ses « intérêts nationaux ».
La menace de la CPI est un joker brandi, par les Etats au gré de leurs intérêts. Membre ou non de la Cour, aucun ne s’oppose, sur le principe, à la poursuite des criminels de guerre. Mais tous restent jaloux de leur souveraineté. Ceux qui ont adhéré à la Cour ont amendé leurs codes pénaux pour s’assurer qu’aucun de leur ressortissant n’atterrisse dans le box des accusés à La Haye, car la Cour n’intervient qu’en dernier recours, si un Etat refuse de juger les auteurs de crimes de masse. Ceux qui l’ont saisie, comme la République démocratique du Congo, l’Ouganda, la Centrafrique, le Mali et la Côte d’Ivoire espèrent qu’elle « élimine » leurs opposants, tout en engrangeant quelques gages de respectabilité, même si le jeu est risqué et l’effet boomerang jamais très loin.
Suite à l’émission de mandats d’arrêt contre le président soudanais en 2009, puis l’inculpation de celui qui allait prendre la tête du Kenya, Uhuru Kenyatta, l’Union africaine s’est opposée frontalement à la juridiction, lui reprochant d’être l’instrument d’un « néocolonialisme » judiciaire. L’Organisation, qui reste néanmoins désunie sur la question, a menacé la Cour d’un retrait massif de son traité. Cette menace est désormais brandit par tous ceux qui craignent ses décisions, à tort ou à raison. A ce jour, seuls deux Etats ont mis cette menace à exécution. Le Burundi et les Philippines (pour lesquelles la procédure de retrait est en cours), alors qu’ils étaient tous deux visés par un examen préliminaire de la Cour (une étape préalable à une éventuelle enquête).
Si l’Afrique a longtemps compté dans ses rangs les pourfendeurs les plus agressifs de cette justice internationale, d’autres ont, au fil des récentes initiatives de la Cour, rejoint leur camp.
En janvier 2015, la procureure a ouvert une enquête sur les crimes commis en 2008 lors de la guerre éclair Russie-Géorgie. En décembre 2017, Fatou Bensouda a demandé aux juges l’autorisation d’ouvrir une enquête sur les crimes commis en Afghanistan, y compris ceux des forces américaines et de la CIA. Elle a aussi rouvert un examen préliminaire concernant les crimes allégués de l’armée britannique en Irak et l’un sur les crimes commis en Palestine, après l’adhésion de l’Autorité palestinienne au traité de la Cour, début 2015.
Enquêtes et examens préliminaires embarrassent désormais les poids lourds de la politique internationale : la Russie, le Royaume-Uni, les Etats-Unis et leur allié israélien.
Face à ce front, la Cour apparaît d’autant plus vulnérable qu’elle offre d’elle-même les meilleures armes à ses ennemis. Son bilan, la médiocrité de ses dossiers, son indépendance parfois douteuse et sa mauvaise gouvernance, nourrissent sans cesse l’arsenal de ceux qui la combattent.
Les Etats parties à la Cour – au nombre de 123 au 20 août 2018 - sont chargés, au cours d’assemblées annuelles, de voter le budget, d’élire juges et procureurs et d’amender le code de procédure. Au sein de ce mini parlement, dont les membres disposent d’un vote de poids égal, les Etats débattent de toutes les questions clés : coopération, protection des témoins, réparation pour les victimes, détention, etc.
Le tableau de chasse du procureur compte plusieurs chefs d’Etat, quelques ministres et une flopée de miliciens. Si ces choix ressemblent parfois à une véritable loterie, tirer le ticket perdant n’est pas vraiment un hasard. Ceux qui sont ciblés par la Cour ont laissé derrière eux les traces de leurs crimes, devenues les pièces à conviction sans lesquelles aucun procureur ne pourrait conduire de procès. A celles-ci s’ajoutent leur opposition à la paix, telle qu’espérée ou conclue par les vainqueurs. Jusqu’ici, le procureur a ciblé en priorité des opposants locaux et des protagonistes gênants sur l’échiquier mondial.
Dans des conflits où les morts et les rescapés s’alignent par milliers voire millions, les tueurs sont légion. Si le procureur de la CPI tente de poursuivre les plus hauts responsables qui ont planifié et ordonné les crimes, il doit parfois se rabattre sur les seconds couteaux, d’autant que sans force de police, la Cour dépend de la coopération des Etats pour enquêter et arrêter les suspects.
Depuis sa création en 2002, la Cour a ouvert des enquêtes dans dix pays dont neuf en Afrique.
En janvier 2016, la procureure obtenait l’aval des juges pour conduire une enquête sur les crimes commis lors du conflit éclair de l’été 2008, opposant la Géorgie à la Russie dans la province séparatiste d’Ossétie-du-Sud. Pour la première fois, la Cour enquête hors de l’Afrique, mais les investigations avancent lentement, tandis que Moscou, qui s’était un temps engagée, refuse désormais toute coopération à la Cour.
Mais l’Afrique s’est bien vite rappelée au souvenir des juges, qui en 2017, autorisaient la procureure à conduire une enquête au Burundi. Un sérieux revers pour Bujumbura qui, un an plus tôt, avait décidé de se retirer du traité de la Cour, espérant éteindre toute possibilité de poursuites. Le Burundi aura au contraire accéléré la procédure, puisque suite à l’annonce des autorités, la procureure n’avait qu’une année pour enclencher son enquête. Ce qu’elle a fait.
En République démocratique du Congo (RDC), malgré quatorze années d’investigation, seuls des chefs de milice ont été poursuivis. Et la Cour a cantonné les conflits dans l’est de la RDC à leur seule dimension ethnique, épargnant de facto les puissances régionales impliquées, le Rwanda, l’Ouganda et la RDC. Parmi les plus hauts responsables congolais, seul Jean-Pierre Bemba a été poursuivi, mais pour des crimes commis en Centrafrique. Et le fondateur du Mouvement pour la libération du Congo (MLC) a été acquitté en juin 2018 par la chambre d’appel. Deux mois plus tard, il se rendait – libre – à Kinshasa, pour annoncer sa candidature à la présidentielle prévue fin décembre 2018.
Le procureur lui reprochait les viols, les meurtres et les pillages commis par ses miliciens, envoyés pour soutenir le régime vacillant du président centrafricain Ange-Felix Patassé, en 2002 et 2003. Le leader congolais reste néanmoins le seul protagoniste de ce conflit aux acteurs multiples à avoir été inquiété. En 2014, la procureure a ouvert une nouvelle enquête visant les auteurs de crimes commis depuis 2012. Parallèlement, la Centrafrique a mis sur pied une Cour pénale spéciale, chargée, elle aussi, de poursuivre les auteurs de crimes de masse et dont les enquêtes ont débuté au cours de l’été 2018.
En Côte d’Ivoire, Laurent Gbagbo a tiré le ticket perdant au terme d’une élection contestée, soldée dans la violence. Le chef d’Etat ivoirien s’opposait à la sortie de crise décidée par la communauté internationale, dont au premier chef, la France. Si l’accusation assure enquêter sur les crimes commis par les troupes de son rival et successeur, Alassane Ouattara, la justice de La Haye a encore, huit ans après le début des enquêtes, tous les attributs d’une justice de vainqueurs. Début août 2018, le président ivoirien annonçait l’amnistie de quelque 800 personnes impliquées dans la crise postélectorale de 2010/2011, y compris Simone Gbagbo, contre laquelle pèse toujours un mandat d’arrêt de la CPI.
C’est le Conseil de sécurité des Nations unies qui a saisi la Cour sur les crimes commis au Darfour et en Libye. Mais le Soudanais Omar el-Béchir n’a jamais été arrêté, alors que deux mandats d’arrêt ont été émis contre lui. La Cour a dénoncé plusieurs pays au Conseil de sécurité pour défaut de coopération, notamment ceux membres du traité de Rome, comme le Tchad, la RDC, la Jordanie, l’Afrique du Sud et d’autres, mais n’a jusqu’ici obtenu aucun soutien réel de l’ONU.
Et si en Libye, les cinq grands espéraient susciter des redditions au sein du régime, dès la chute de Kadhafi, la Cour devenait inutile, voire gênante. Depuis, pas un seul Libyen n’a comparu devant ses juges. Longtemps détenu dans l’est du pays, Saïf al-Islam Kadhafi a été libéré au printemps 2018 et s’annonce candidat à la future présidentielle, malgré le mandat d’arrêt émis par la Cour. Faute de pouvoir se rendre en Libye, le bureau du procureur enquête en coopération avec les autorités de Tripoli. En 2017, Fatou Bensouda a émis de nouveaux mandats d’arrêt dont l’un vise Mahmoud Al-Werfalli, proche du général Khalifa Haftar, mais toujours en fuite. La procureure affirme aussi enquêter, en coopération avec plusieurs gouvernements et organisations internationales sur les crimes commis en Libye à l’encontre des migrants.
Au Kenya, ce sont les vainqueurs de la présidentielle de 2013, Uhuru Kenyatta et William Ruto, qui ont été ciblés par la Cour alors que débutait leur campagne électorale. Le troisième candidat, Raila Odinga, sur lequel misaient les diplomaties occidentales pour prendre la tête du pays, n’a en revanche jamais été inquiété. Les six affaires ouvertes par la Cour se sont toutes soldées par des non-lieux, faute de preuves solides.
Ces preuves, le procureur a toutes les peines du monde à les récolter.
Sur les vingt suspects venus à La Haye depuis 2003, huit s’en sont sortis par un non-lieu et deux ont été acquittés. C’est donc 50% des affaires passées au crible par les juges qui se sont effondrées.
C’est dans le nord de l’Ouganda et dans l’est du Congo-Kinshasa que les premières enquêtes de la Cour ont débuté. Les deux territoires sont alors instables, et le procureur veut limiter les risques encourus par ses enquêteurs et ses témoins. L’essentiel de ses investigations est basé sur les témoignages, par nature fragiles et jugés bien insuffisants par les juges, qui réclament aussi des pièces et des expertises médico-légales. Pour limiter les risques au maximum, le procureur d’alors, Luis Moreno Ocampo, choisit d’enquêter par procuration. Au Congo, il s’appuie donc sur un réseau d’intermédiaires, dont certains flairent ici l’occasion d’améliorer rapidement leur ordinaire.
Au final, les avocats de Thomas Lubanga débusqueront un véritable réseau de faux témoins, sans parvenir toutefois à éviter la condamnation de leur client. L’amateurisme du premier procureur de la Cour a considérablement affaibli la juridiction, qui sans force de police, doit compter sur la coopération des Etats pour conduire ses enquêtes. Et cette coopération lui fait parfois cruellement défaut comme au Darfour. Le régime soudanais a claqué la porte aux enquêteurs de la Cour suite à l’inculpation du président Omar el-Béchir et le procureur a dû recueillir ses témoignages auprès de réfugiés et d’organisations internationales.
Pendant près d’un an, la Côte d’Ivoire a coopéré sans faiblir avec la Cour, livrant à La Haye Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé. Mais alors que le procureur souhaite s’attaquer également aux éventuels crimes commis par les partisans de l’actuel président Alassane Ouattara, Abidjan refuse de livrer Simone Gbagbo, arguant que la justice ivoirienne est désormais de nouveau sur pied, et capable de juger l’ex‐première dame. Début février 2016, quelques jours après l’ouverture du procès de Laurent Gabgbo, Alassane Ouattara déclarait qu’il « n’enverrai[t] plus d’Ivoiriens à la CPI puisque nous avons désormais la capacité de les juger ». Une façon de dire à la Cour que si les partisans du régime étaient un jour ciblés, ils ne seraient pas plus du ressort de La Haye.
Au cours des trois premières années de son mandat, la procureure, Fatou Bensouda, a tenté de réformer sa stratégie d’enquête. Mais les résultats sont lents.
Un seul dossier a été mené à son terme, visant le jihadiste Ahmed al-Faqi al-Mahdi. Condamné à 9 ans de prison pour la destruction des mausolées de Tombouctou, le Malien avait plaidé « coupable » et accepté de coopéré avec le procureur.
Un second jihadiste, membre d’Ansar Dine a été remis à la Cour en mars 2018, mais son procès ne commencera pas avant au moins un an.
En décembre 2017, la procureure a demandé aux juges de l’autoriser à conduire une enquête sur des crimes commis en Afghanistan depuis 2002. Un dossier sur lequel, à l’été 2018, les juges ne s’étaient toujours pas prononcés. C’est jusqu’ici l’affaire la plus sensible engagée par la Cour. La procureure cible les crimes commis par les forces internationales - au premier chef, l’armée américaine - et par la CIA, dont l’existence de prisons secrètes sur le sol européen, où étaient déportés et torturés au secret des Afghans.
Le bureau du procureur conduit en outre des examens préliminaires dans une dizaine de pays, dont l’Ukraine, la Colombie et la Palestine. Mais ces procédures - si elles donnent à la Cour les apparences de l’universalité et peuvent servir de levier politique à la condamnation sémantique des auteurs de crimes en cours - ne débouchent pas nécessairement sur des enquêtes.
En mai 2014, la procureure décidait de rouvrir le dossier sur les tortures pratiquées par les forces britanniques dans les prisons irakiennes, discrètement refermé huit ans plus tôt par son prédécesseur. La procureure ouvrait ensuite un examen préliminaire sur la Palestine début 2015, après avoir été saisie par l’Autorité palestinienne, qui dans le même temps, ratifiait le traité de la Cour. Trois ans plus tard, l’Autorité palestinienne a formellement demandé à la procureure d’ouvrir une enquête sur la politique de colonisation israélienne. Alors qu’un nouveau procureur doit être élu en décembre 2020, Fatou Bensouda n’a pas encore pris de décision sur ce dossier.
Fatou Bensouda a succédé à l’Argentin Luis Moreno Ocampo en mai 2012. En élisant une magistrate gambienne, certains Etats membres espéraient apaiser le continent africain dont les élites sont engagées dans une âpre bataille contre la Cour. Ancienne ministre de la Justice de Gambie, sous le régime de Yahya Jammeh, Fatou Bensouda a fait ses classes dans la justice internationale au Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), basé à Arusha, en Tanzanie, aux côtés de Stephen Rapp, devenu plus tard ambassadeur américain pour les crimes de guerre. En 2004, elle avait rejoint la Cour pénale internationale pour seconder son premier procureur, Luis Moreno Ocampo. Elu en 2012, son adjoint, le procureur canadien James Stewart, est lui aussi issu de la promotion Arusha.
Ils portent des robes noires et plaident des causes parfois jugées indéfendables. Les avocats devant la CPI conseillent chefs d’Etat, miliciens et politiciens, poursuivis pour des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre commis à des milliers de kilomètres de leur prison. Tout le talent de ces avocats consiste à traduire légalement le combat politique de leurs clients. Gagner sans rien concéder à leurs adversaires : le procureur, d’abord, mais aussi leurs ennemis d’hier, qui ont glissé dans leur carrière un aller simple pour La Haye.
Entourés de juristes et d’enquêteurs, les avocats cuisinent les témoins du procureur lors de contre-interrogatoires minutieux, enquêtent sur les sites de crimes pour débusquer pièces et témoins, sans oublier les victimes de drames qui se chiffrent en milliers, voire en millions, de morts, tout en plaidant l’innocence de leurs clients dans les crimes reprochés. Et plaider n’est pas sans risques. L’ex-avocat de Jean-Pierre Bemba, Aimé Kilolo, a été reconnu coupable, aux côtés de son client, de subornation de témoins. Défendre des hommes accusés des pires crimes exige de passer des heures interminables « dans une salle sécurisée, à 6 000 kilomètres de l’endroit où tous ces actes terribles ont été commis, dans un pays froid et humide », plaidait un jour maître Catherine Mabille. Avec Jean-Marie Biju-Duval, un vétéran de la justice internationale, ils ont mis à jour une lucrative entreprise de faux témoins dans l’est du Congo, venus déposer à la demande du procureur, sans pour autant éviter la condamnation de Thomas Lubanga à quatorze ans de prison pour avoir enrôlé des enfants de moins de 15 ans dans sa milice.
Les avocats doivent aussi soutenir des clients enferrés dans cette justice lente, qui use à petit feu tous ses protagonistes. Défendu par l’avocat parisien Emmanuel Altit, l’ex-président ivoirien Laurent Gbagbo est le seul qui parvient encore aujourd’hui à rassembler ses partisans sur le parvis de la Cour.
Laurent Gbagbo traîne ses sandales dans le couloir sans fenêtre de la prison de la Cour, les bras ballants comme lesté par l’écharpe de laine à son cou. Nous sommes à l’automne 2014. L’ex-président ivoirien « fête » ses trois ans à Scheveningen, cité balnéaire en banlieue de La Haye. A ses côtés, Germain Katanga remonte les manches de son élégant costume noir et saisit un cageot de légumes des mains du cantinier. Pour quelques euros, les prisonniers peuvent améliorer l’ordinaire. Et l’ex-milicien congolais a été élu chef cuisinier par ses pairs avant d’être renvoyé à Kinshasa en décembre 2015 pour finir de purger sa peine.
Dans ce lieu unique au monde, témoin d’un huis clos singulier où d’anciens miliciens et un enfant soldat côtoient des chefs d’Etat déchus et des politiciens, les deux hommes ont appris à s’apprécier. En perdant le pouvoir, Laurent Gbagbo est passé du palais présidentiel d’Abidjan aux cellules étroites de Scheveningen. Pour Dominic Ongwen, arrêté dans la brousse centrafricaine, le contraste fut tout aussi manifeste. Commandant dans l’Armée de résistance du Seigneur après avoir été kidnappé par la milice ougandaise à l’âge de 14 ans, Dominic Ongwen « pense que c’est un grand hôtel ! », raconte-t-on. L’ex-enfant soldat, qui ne parle qu’Acholi, une langue du nord de l’Ouganda, était, dans les premiers mois suivant son arrestation en janvier 2015, ravi de son séjour à La Haye. « Il a de l’eau pour se doucher, une cellule pour lui et un lit ! Et il adore le miel au petit-déjeuner ! » Mais cette prison « cinq étoiles » n’a rien du Hilton. Depuis, l’ex-milicien ougandais enchainerait les épisodes dépressifs, selon ses avocats. Lits et lavabos sont scellés aux murs de cellules de 2 mètres sur 4, et la vue sur les miradors y est gâchée par des barreaux serrés. Néanmoins, ce « cinq étoiles » du monde pénitentiaire a son infirmerie, sa salle de sport, de télévision, sa bibliothèque et propose même des cours d’anglais.
Mais c’est le bruit et l’odeur qui font surtout la différence avec les prisons sans étoiles. Dans les établissements classiques, « il règne une odeur de tabac, de sueur et d’eau de javel, raconte Mikko Sarvela, le commandant du quartier des Yougoslaves, accolé à celui dédié à la CPI, et les cris sont constants ». Rien de tout cela entre ces murs dont personne, selon la légende, n’aurait tenté de s’échapper, même si les renseignements néerlandais se sont un temps inquiétés des velléités supposées de Jean-Pierre Bemba.
En débarquant au petit matin du 30 novembre 2011, Laurent Gbagbo a été accueilli par son ennemi d’hier. Jugé par le tribunal pour la Sierra Leone, mais alors hébergé par la CPI, Charles Taylor l’avait salué d’un « welcome » ! Par le passé, les deux hommes s’étaient envoyés leurs milices par-delà les frontières. Charles Taylor purge désormais sa peine dans une prison britannique, car une fois tombé le verdict final, les détenus quittent les Pays-Bas pour un autre pays. Taylor savait qu’il finirait en prison. Mais il disait aux autres : « J’ai été président, j’ai fait ce que j’avais à faire », confie un gardien.
Contrairement au « seigneur » de guerre libérien, le sénateur congolais, Jean-Pierre Bemba, a longtemps rongé son frein. Un matin de mai 2008, armée d’un mandat d’arrêt de la CPI, la police belge l’a arrêté en banlieue bruxelloise, mettant entre parenthèses ses ambitions présidentielles. Pendant dix ans, jusqu’à sa relaxe en appel, début juin 2018, Jean-Pierre Bemba s’est consacré à ses pinceaux et ses toiles pour passer le temps. Long, lorsque les accusés ne sont pas en procès. Le Congolais aurait aussi prêté son piano électronique à l’ex-président ivoirien. Car « Gbagbo, il n’aime pas le sport, se rappelle Floribert Njabu, il passe son temps à lire dans sa chambre ! ».
Témoin dans le procès de Germain Katanga, ce politicien de l’est congolais avait été transféré de la prison de Kinshasa pour déposer à La Haye. Avec deux autres témoins, il avait profité de l’aubaine pour demander, sans succès, l’asile politique aux Pays-Bas. Détenu pendant trois ans à Scheveningen, il a multiplié les plaintes, demandant des moyens pour joindre sa famille, ou reprochant qu’il n’y ait « qu’un canapé-lit pour les visites conjugales ». Pour certains, à des milliers de kilomètres de chez eux, les visites familiales sont rares. Mais la dernière fille de Germain Katanga a néanmoins été conçue en prison.
Ils sont dix-huit pour juger l’irréparable. Dix-huit juges venus des cinq continents « pour poser un sceau sur les traumatismes de la guerre », selon les mots de l’écrivaine Shoshana Felman. Robes noires, soulignées d’une étole bleue, ils siègent dans des salles d’audience sans fenêtres, à des milliers de kilomètres des sites de crimes. Ils sont Britanniques, Japonais, Nigérians, Français, ... et recensent des heures durant les témoignages bouleversants de victimes, s’emparent de dossiers de centaines de milliers de pages qui comptent souvent autant de morts, se plongent dans les rouages de guerres lointaines, suscitant parfois l’impatience des témoins ou des accusés face à leur ignorance. « Un grand nombre de destins dépend de la façon dont nous travaillons, dit la juge bulgare Ekaterina Trendafilova. Le destin de ceux qui sont traduits en justice, les destins des victimes et le destin d’une institution nouvellement créée. »
Face à eux, dans le box des accusés, s’assoient des chefs d’Etats, d’anciens miliciens, des rebelles ou des ministres, désormais soumis, et pour plusieurs années, à leur discipline. Car ce sont eux qui tranchent les objections des avocats, qui décident ou non de donner la parole aux parties civiles, et doivent évaluer le niveau de sécurité des témoins au cours d’audiences très lentes, parfois « secrètes », simultanément interprétées en français, en anglais, et dans la langue des accusés et des témoins : swahili, acholie, lingala... Pour décrocher un siège de juge, dont les émoluments sont plus qu’alléchants, 15 000 euros par mois, ils doivent faire campagne, convaincre Etats et ONG. Et leur élection donne lieu à bien des tractations diplomatiques entre Etats membres.
Avant de rejoindre la Cour, ils n’étaient pas tous des juges professionnels. Certains, juristes chevronnés, achèvent ici une carrière de diplomate ou sont professeurs de droit international. Depuis les débuts de la Cour en 2002, ils n’ont rendu que quatre jugements définitifs visant cinq accusés, prononçant trois condamnations et deux acquittements, mais tranché aussi des centaines de requêtes. Leur arme : un code pénal, négocié par des diplomates, qui recèle quelques chausse-trappes rendant les procédures lentes et complexes. Dans le secret de leurs délibérés, qui se prolongent parfois pendant des mois, se livrent des guerres entre tenants du droit anglo-saxon ou du droit romano-germanique, les deux grands systèmes juridiques sur lesquels la Cour est bâtie.
Leurs décisions ne sont pas isolées de la politique. Il leur faut aussi mesurer leur impact sur la paix, et parfois sur la Cour elle-même. A l’été 2014, ils décidaient de renvoyer à la justice libyenne l’affaire Abdullah el-Senoussi, l’ex-chef des renseignements de Kadhafi, estimant que Tripoli pouvait conduire son procès, malgré des procédures bien éloignées d’une justice équitable et malgré, surtout, l’éclatement en cours du pays. A l’heure de leurs verdicts, les audiences sont retransmises sur l’internet, mais leurs jugements de plusieurs centaines de pages sont, pour les néophytes, presque illisibles et leurs décisions sont parfois incomprises, car pour les victimes directes des accusés, les peines infligées sont rarement à la hauteur des crimes subis.
Témoins de la mort de leurs proches, parfois blessées, battues, violées, réduites à l’esclavage, plusieurs centaines de victimes alimentent les rangs des parties civiles à La Haye. Elles sont identifiées par des ONG locales et internationales dans l’est du Congo, en Centrafrique, en Côte d’Ivoire et partout où le procureur enquête. A la CPI, ces victimes « d’atrocités qui défient l’imagination et heurtent profondément la conscience humaine », comme le dit le préambule du Statut de Rome, peuvent obtenir des réparations et faire entendre leur voix. C’est l’une des grandes avancées de la Cour.
Mais au cours des procès, les victimes sont néanmoins cachées du public par un pseudonyme et leurs avocats sont leurs porte-parole. Il en est ainsi de Julien Zarambaud. A l’ouverture du procès de Jean-Pierre Bemba en novembre 2010, il interpellait les juges : « Combien de gens connaissent les victimes, ces pauvres petites commerçantes, ces pauvres cultivatrices qui sont, dans cette salle, des numéros ? Qui les connaît ? Qui connaît ces pauvres femmes qui ont été violées en présence, parfois, de maris et d’enfants ? Pour cet avocat centrafricain, décédé en 2014, c’est quand justice leur sera rendue que les victimes pourront entamer le processus de reconstruction, autant que faire se peut. »
Mais cette justice suscite encore les déceptions. Les victimes s’opposent souvent à leur allié naturel, le procureur, lui reprochant, comme par exemple dans l’affaire Lubanga, d’avoir circonscrit ses enquêtes au seul crime d’enrôlement d’enfants de moins de 15 ans, ou de l’avoir réduit à un simple conflit ethnique, épargnant de facto les pouvoirs impliqués. L’un de leurs représentants, Hervé Diakiesé, plaidait ainsi que « le conflit en Ituri a été instrumentalisé pour le pillage des ressources de la République démocratique du Congo avec la complicité du Rwanda, de l'Ouganda et de certains acteurs locaux. » Depuis, le milicien congolais a été condamné à quatorze ans de prison, mais les victimes attendent encore réparations.
Elles seront collectives. La Cour promet de faire fleurir en Ituri quelques écoles, des centres de soin, des projets de formation. Mais le Fonds au profit des victimes, un organisme rattaché à la Cour et chargé d’évaluer le montant de ces réparations, est empêtré depuis des années dans une lourde bureaucratie, demandant toujours et encore du temps avant de rendre ses conclusions. Les crimes de l’Ituri jugés par la Cour remontent à 2002 et, plus de treize ans après, les victimes n’ont pas obtenu réparation. Si plusieurs ordonnances en réparation ont été délivrées, dans l’affaire Lubanga mais aussi dans d’autres affaires, aucune n’a, à ce jour, été exécutée.