En Croatie, l’entrée dans l’Union européenne a chamboulé le secteur de la pêche. En adoptant une nouvelle règlementation, gage d’une harmonisation à l’échelle du continent, Zagreb a aussi ravivé les tensions dans une profession où la concurrence se vit de plus en plus mal. Mais ces rancœurs cachent difficilement une menace plus grande encore pour l’Adriatique, environnementale celle-là. Voyage dans un monde qui navigue à vue.
Le 1er juillet 2013, la Croatie a fait son entrée dans l’Union européenne. Mais non sans encombre. Le désormais vingt-huitième membre de l’UE a dû batailler ferme pour décrocher sa place. Dix années durant, les chapitres des négociations se sont ouverts, puis clos, à des allures très diverses et les considérations politiques ont parfois pris le pas sans vergogne sur les questions techniques. Alors à l’été 2013, Zagreb ne boudait pas son plaisir.
L’Europe comme la promesse d’un futur meilleur, cela reste l’idée ; Mais adhérer à l’Union est aussi affaire de sacrifices. Dans nombre de secteurs, il faut moderniser, rationaliser ; il faut « se mettre au niveau », s’adapter. S’armer aussi, face à une concurrence accrue, un marché commun qui n’a pas ici grand-chose à voir avec l’ex-espace yougoslave. Paradoxalement, si l’Europe protège, elle expose aussi les flancs les moins bien défendus aux coups des plus forts. L’agriculture croate en fait déjà les frais depuis de nombreuses années.
Si aux yeux des pays d’Europe de l’Ouest, la Croatie des années 1990 était synonyme de déchirements nationalistes, celle des années 2010 présente des dehors bien plus attrayants. Le tourisme s’y développe à une vitesse étourdissante. Les tours opérateurs n’ont de cesse de vanter la quiétude de ces petits ports de pierre troublés par le seul clapotis de l’eau turquoise. Mais le vieux pêcheur au visage buriné jetant son filet sous un soleil généreux n’a pas vraiment le moral.
C’est que le secteur de la pêche, en cette fin d’année 2014, apprend à son tour les codes européens. Une partie de l’activité est sur le point de s’arrêter. Or si la pêche compte pour une faible part dans le produit intérieur brut du pays, elle est centrale dans la vie de son millier d’îles et de ses 5 835 km de côte. Plus qu’un travail, c’est un lien social qui, au fil des siècles, a façonné les communautés insulaires, qui tirent ainsi de l’Adriatique bien plus qu’une simple source de revenus.
En adhérant à l’UE, Zagreb a donc fait de la gestion de sa pêche une véritable question européenne ; mais, bien plus, cette intégration a fait de l’Adriatique une mer sous la responsabilité de Bruxelles. Et les difficultés à la surface ne donnent qu’un aperçu de celles qui se trouvent tapies dans le fond.
Zadar, fin septembre. Dans cette ville du nord de la Dalmatie, l’Adriatique se fait musicienne : ses remous jouent chaque jour une douce partition aux visiteurs. L’ « orgue marin » de la vieille ville captive touristes et habitants, mais offre surtout un contre-feu mélodique au bruyant marché situé à quelques rues de là. Car dans ce cœur marchand de la cité balnéaire bat le pouls du commerce local. Et les étals de poissons, confinés dans un hangar aux néons blafards, voient défiler dès l’aube un flot continu de clients.
Dans ce dédale, et sous les apostrophes permanentes des vendeurs, Emil cherche ce jour-là de quoi préparer une soupe de poissons pour toute la famille. De stand en stand, ce marin de profession jauge la fraîcheur des produits mais il sait qu’ici, elle fait rarement défaut.
Il s’arrête souvent chez Suzanna. Cette poissonnière d’une quarantaine d’années expose ce que son mari a ramené la veille. Une maigre pêche : des sardines, des merlus, ou encore des Saint-Pierre. « Oui, le Saint-Pierre ce serait parfait pour votre petite soupe. » Ce jour-là, elle peut sourire, car elle a malgré tout quelque chose à présenter aux clients. « Ce n’est pas toujours le cas. » Un filet abimé, une météo peu clémente, et c’est une journée de perdue pour le couple.
De l’autre côté de l’allée, une consoeur, Božana, est amère : « Les gens achètent de moins en moins ». A cette époque de l’année, l’afflux de touristes sauve encore les apparences. Ils mettent la main au porte-monnaie, « mais surtout pour le thon rouge ». Les locaux, eux, se détournent du produit sauvage de la mer et lui préfèrent le poisson d’élevage, moins cher. Božana a pourtant beau jeu de vanter la pêche locale, et d’évoquer la situation délicate dans laquelle elle se trouve aujourd’hui : les poissons qu’elle propose ont été pêchés par de grands chalutiers. Soit pas vraiment ce que ramène la majorité des pêcheurs croates, dont la flotte de 4 000 navires compte 80 % d’embarcations n’excédant pas 12 mètres. Une pêche artisanale, loin des obsessions productivistes.
A la sortie du marché, Mate, un matelot en bleu de travail, confirme que les temps sont durs, tout en s’activant sur le pont de son bateau. Lui et son équipage sont à quai en raison de problèmes techniques. La litanie des complaintes se poursuit : aux prix bas, Mate ajoute des coûts qui explosent. « Les prix du gasoil augmentent alors que ceux du poisson n’ont pas bougé. Il y a quelques années, le prix d’un kilo de sardines pouvait couvrir le prix de l’essence qu’il fallait pour les pêcher. Maintenant, il faut deux kilos. » Il insiste :« Tous les prix sont européens, sauf ceux du poisson. »
Le prix, le coût. L’équation est la même partout dans le monde. Mais à entendre les pêcheurs croates, elle s’est compliquée avec l’entrée du pays dans l’UE. Les mises aux normes européennes ont déjà commencé et cela va de la taille des filets à celle des lettres du nom de chaque embarcation.
A vrai dire, à Zadar, on ne sait pas bien sur quel dos mettre toutes ces misères : on s’en prend tour à tour à une UE arc-boutée sur sa règlementation, à un Etat croate incapable de défendre ses intérêts, à des autorités locales peu compétentes. Surtout on avoue du bout des lèvres ne pas bien maîtriser le sujet. Suzanna en est pourtant sûre, « avec l’entrée dans l’Union européenne, la pêche telle qu’on la connaît va disparaître… mais on ne comprend pas trop ce qu’il se passe. »
On ne comprend pas trop ce qu’il se passe”
Suzanna, poissonnière
« On est vus comme des assassins. Ils mangent du poisson mais n’ont pas les couilles de les tuer ! » Les temps sont durs, donc, pour les pêcheurs de l’Adriatique. Mais pour témoigner de ce quotidien, mieux valait encore quitter Zadar et embarquer. Avec Ivo Skunca, de préférence, une figure locale à Novalja, sur l’île de Pag. Un homme de 56 ans au verbe haut mais au sourire facile. Un fort en gueule à la barbe poivre et sel, qui a passé ces trente dernières années à écumer les pourtours des îles croates, au large de Zadar. Il sort en mer tous les jours, du moins « tant que cette dernière le permet ».
« Aujourd’hui ça ira, avec la nuit, la houle va se calmer. » Vers 16h, Sasa, l’un de ses deux matelots, extrait le navire du bollard. Le bateau tangue d’avant en arrière. Sitôt dans le chenal, Ivo s’arme d’un canif et s’emploie à raccommoder les mailles de son filet. « Je dois le réparer. Le courant l’entraîne souvent sous les rochers et ça casse. » Sasa participe à la tâche. Franjo, le troisième matelot, est aux commandes, direction le nord de l’île de Pag. Comme chaque jour, ils espèrent ramener 10 à 30 kg de poissons, essentiellement du denté commun.
Sa jeunesse, Ivo ne l’a pas passée sur la mer, mais à courir les capitales européennes. Il était vendeur de tableaux. Cela lui a permis de « voir autre chose ». Mais une fois rentré au pays, qui était encore la Yougoslavie, il s’est naturellement tourné vers la pêche. « On ne fait jamais ce métier pour l’argent, il faut aimer ça ». Tous trois se sont levés à 5h du matin. Ils n’iront se coucher qu’à 4h le lendemain.
La houle ne s’est pas calmée et l’équipage s’octroie une pause dans un bar du petit port de Jakišnica, à une douzaine de kilomètres au nord de Novalja. Franjo, trentenaire au visage christique et aux yeux azur, souffle un peu en sirotant sa bière : « Il faut être fou pour faire ce métier ! ». Même avec 20 ans de moins que son patron, il porte autant son quotidien. À chaque sortie, il doit aussi laisser sa femme et leur jeune enfant au port, un crève-coeur. Mais il ne souhaite pas arrêter. Aucun des trois d’ailleurs. Et la retraite est si loin. À vrai dire, Ivo ne voit pas vraiment comment il pourrait penser à une quelconque oisiveté : « Mais qu’est que je vais avoir comme pension ? Là je cotise le minimum. »
Ce que les poissonnières du marché de Zadar racontaient pêle-mêle, ce marin d’expérience sait un peu mieux l’expliquer : les revenus des pêcheurs sombrent à mesure que les autres acteurs de la filière et la concurrence prétendent à une part toujours plus grande du gâteau.
La pêche, ce n’est pas compatible avec le capitalisme.”
Avant, c’était le bon vieux temps, selon Ivo. À l’époque de la Yougoslavie (1945 - 1991), les pêcheurs ne vendaient qu’aux restaurants de la région, et c’était l’État qui fixait le prix. « Pendant 20 ans, ce prix n’a pas changé, 20 deutsche marks le kilo de poisson, 30 pour les homards. » Aujourd’hui, les intermédiaires dans la filière se sont accumulés, chacun faisant sa marge. « Ils nous poussent à pêcher toujours plus. La pêche, ce n’est pas compatible avec le capitalisme. » Même les restaurateurs ne jouent plus forcément le jeu.
Autour du bar où s’est attablé l’équipage, de belles maisons cernent le regard. Beaucoup font chambres d’hôtes, la région est prisée des touristes l’été. Mais certains restaurateurs n’achètent plus rien à Ivo et pêchent eux-mêmes le poisson qu’ils vont servir le soir à leurs hôtes. « Normalement, ils devraient venir m’acheter le poisson, sinon comment je vais vivre ? » Pire, les pêcheurs accusent ouvertement certains de ces « professionnels du tourisme » de détourner des subventions publiques qui leur sont d’ordinaire réservées. Ivo explique la combine : « Les commerçants se procurent un petit bateau, mais ne s’en servent jamais, puis ils achètent du poisson à des pêcheurs professionnels sans donner de facture, et font croire qu’ils l’ont pêché eux-mêmes. Ils touchent ainsi des subventions. »
Si les restaurateurs et les hôteliers peuvent s’adonner assez librement à ce genre de pratique, c’est que la Croatie compte une deuxième forme de pêche que d’aucuns qualifieraient « d’artisanale ». Très artisanale même. Une concurrence ancestrale jugée déloyale par les professionnels. L’UE s’y attaque désormais, mais non sans raviver les tensions dans les îles.
Slavko a sans doute déjà croisé Ivo, mais il est peu probable qu’ils se connaissent. Les deux hommes auraient sans doute beaucoup à se raconter, les points communs ne manquent pas. Outre un physique d’acteur - un faux air de Sean Connery pour le premier quand le second tient plutôt de Jean Reno -, ils partagent surtout le même amour de la mer. L’Adriatique chevillée au corps. Pourtant, tous deux auraient peut-être bien plus matière à se quereller. Slavko est l’un de ces « petits pêcheurs » qui hérissent le poil d’Ivo.
Son port d’attache à lui n’est pas sur l’île de Pag, mais sur celle d’Ugljan, à quelques encablures du village de Lukoran. C’est là, dans la baie d’Uvala Prtljog qu’il nous propose de monter sur son bateau, amarré entre deux cabanes de pierre typiques de la région. Et surtout « construites il y a plus de deux cents ans », assure-t-il, comme pour marquer l’ancrage historique de l’activité qu’il pratique. Slavko Bačić pêche pour vivre.
C’est ce qu’on appelle en Croatie la « petite pêche », ou « pêche de subsistance », et cela concerne au bas mot 13 000 personnes habitant la côte ou confinées dans les îles. Et en effet, cela ne date pas d’hier. « C’est une pêche traditionnelle, rappelle encore une fois Slavko, mais c’est surtout une pêche sélective ». Il s’agit de poser un filet au fond de l’eau peu de temps avant le coucher du soleil, puis de le remonter deux heures avant le lever.
Son filet, Slavko l’a acheté il y a huit ans, mais il ne peut pas le poser tous les jours en raison d’un mal de dos tenace. À 72 ans, c’est un effort pénible. Et pas seulement pour lui : cette « petite pêche » est surtout l’apanage de retraités qui, pour beaucoup, tentent de remédier à une pension trop maigre par le fruit de la mer.
En contrepartie de cette permission accordée par les autorités croates, les vieux pêcheurs s’engagent à ne pas ramener plus de 5 kg de poisson par jour et surtout à ne pas le vendre. De toute façon, ce n’est pas forcément dans les habitudes, dit-on. Ce qui est dans la tradition, en revanche, c’est d’en distribuer autour de soi. C’est ce que fait Slavko. Ses bogues, ses maquereaux ou ses calamars, il en garde une partie pour lui, et donne le reste à ses voisins, à ses amis. « Avec une pêche, les familles peuvent avoir deux ou trois repas, explique-t-il la main tenant fermement la barre alors que la petite embarcation s’éloigne du port. Ce n’est rien, mais ça aide beaucoup. »
Mais ces jours-ci, les « petits pêcheurs » l’ont mauvaise. Au 1er janvier, leur activité sera officiellement interdite, c’est une des conséquences de l’entrée de la Croatie dans l’UE. En effet, cette catégorie n’existe pas dans la règlementation européenne. Il ne s’agit ni d’une « pêche professionnelle », ni d’une « pêche de loisir ». Les filets utilisés par Slavko et ses amis devront aussi disparaître. « C’est une décision en contradiction avec les traditions de l’Adriatique », s’insurge le retraité qui sent bien, en cet automne, que les jours sont comptés. À plusieurs reprises, ils ont réussi à repousser l’échéance. Les autorités croates se sont montrées compréhensives. Mais leur patience a ses limites et Slavko a conscience qu’elles sont désormais atteintes.
En fait, il existe bien une forme de dérogation. Passé le 31 décembre, 3 500 des 13 000 « petits pêcheurs » pourront recevoir un permis spécial pour continuer leur activité qui les fera rentrer dans la catégorie de la « petite pêche côtière » professionnelle, reconnue elle par Bruxelles. Mais avec des conditions d’obtention très exclusives : le détenteur devra ainsi être âgé de plus de 65 ans et prouver des revenus inférieurs à 1 660 kunas, soit 215 euros. La limite des prises reste la même : 5 kg maximum par jour. Point positif : le poisson pourra être vendu.
Je distribue le poisson à mes amis ou à mes voisins”
Slavko préfère en rire. Lui comme beaucoup d’autres ne pourront prétendre à ce permis. Ils gagnent plus que demandé mais ne mènent pas grand train pour autant. D’ailleurs à trois mois de la date-butoir, ils n’étaient qu’une cinquantaine à avoir demandé la fameuse dérogation. Un signe. Slavko, lui, a déjà pris sa décision. Il arrête.
Dès qu’il remet le pied sur la terre ferme, Slavko ne manque jamais d’aller trinquer avec ses amis dans un cabanon de pêcheurs non loin du petit port où son bateau est amarré. Sous le regard du maréchal Tito et de celui d’une playmate d’un calendrier érotique, il partage avec Rumenko, Clement, Zivko et Valentin, un vin serbe au goût douteux dans un simple gobelet en plastique.
Cette collation de fin de journée est l’occasion d’échanger sur le quotidien. Une scène qui se répète dans toutes les îles croates. Qu’il s’agisse d’un pot entre pêcheurs, d’un poisson donné au voisin ou d’un repas familial à l’occasion d’une pêche fructueuse, il est aussi question de lien social. Un lien sans lequel la vie sur les îles serait impossible, affirme Denis Barić.
Alors que le crépuscule s’annonce, il s’est joint, ce jour-là, à la discussion. Denis est bien connu dans la région. À la tête du Conseil des îles, une association de promotion des activités insulaires, il défend corps et âme la « petite pêche », comme moyen de subsistance autant que facteur de cohésion pour les 130 000 personnes qui peuplent les îles croates, de l’Istrie jusqu’au large de Dubrovnik. L’association, appuyée par l’eurodéputé et ancien ministre des Affaires étrangères Tonino Picula, a bien tenté de faire du lobbying auprès de la Commission européenne, mais jusqu’ici sans succès.
« Le problème, souligne Zivko, ce sont les îles éloignées. Nous on a de la chance, on n’habite pas loin de Zadar. Si on a besoin de viande, de lait, on peut y aller. Il y a d’autres produits que le poisson. Mais il y a des gens qui n’ont pas 10 % de ce que l’on a ici. Et ils dépendent énormément de leur pêche. » À 84 ans, la « petite pêche », Zivko n’a connu que ça. Il a commencé à l’âge de 14 ans, pendant la Seconde Guerre mondiale. Déjà pour survivre. Mais depuis deux ans, atteint d’une grave maladie, il ne peut plus partir en mer. « Si je pouvais, je continuerais. »
« Pour moi, ce serait la même chose qu’interdire à quelqu’un qui vit en Slavonie [région de l'Est agricole], d’avoir une vache ou un porc », soupire Armand, les yeux au ciel. Tous soulignent l’absurdité d’une telle décision. D’autant que l’Union européenne est consciente de l’enjeu : dans la dernière mouture de sa Politique commune de la pêche (PCP), en vigueur depuis le 1er janvier dernier, le préambule est très clair : « Les petites îles côtières qui dépendent de la pêche devraient, le cas échéant, être particulièrement reconnues et aidées pour pouvoir survivre et prospérer. » Alors Slavko, Armand et les autres ne comprennent pas que Bruxelles n’ait pas fait une exception.
Mais l’UE n’est pas tant dans leur collimateur que les autorités croates. Pour eux, la capitale belge est loin, mais Zagreb est à seulement 3 heures de route. Leurs gouvernants sont au fait de leurs difficultés et n’ont pourtant rien fait. « On voulait tellement entrer dans l’Union européenne qu’on n’a fait que signer et signer encore des documents, s’insurge Denis Barić. Je ne sais même pas s’ils les lisaient, ils n’ont en tout cas rien négocié. »
Si Slavko entend se plier à la loi, bon nombre ne comptent pas en faire autant. L’oeil malicieux et le physique râblé, Rumenko annonce déjà qu’il continuera comme avant. Clément approuve : « Même si la police vient m’arrêter dix fois par jour, je continuerai. Car je n’ai pas d’autre moyen de nourrir ma famille. » Avec sa maigre retraite de marin, il n’a pas le choix. Ce petit air revêche, ils le cultivent avec légèreté. Déjà, nombre d’entre eux utilisent des filets pas très règlementaires. Parfois, ils se font attraper, mais l’infraction paraît toujours mineure au regard de ce qu’ils tirent de la mer. La seule règle qu’ils appliquent, et ils l’affirment droit dans les yeux, c’est l’interdiction de vente. Car la concurrence, c’est ce qui tue l’Adriatique.
Pêcheurs professionnels et « petits pêcheurs » se sont longtemps regardés en chiens de faïence. Mais avec la disparition des seconds, les esprits se sont échauffés. « Je tiens les pêcheurs professionnels comme responsables de cette campagne contre nous, s’emporte Slavko, mais il faut leur dire que moins de 5 % du poisson pêché dans l’Adriatique provient de la petite pêche. Nous sommes nombreux, mais les pêcheurs professionnels pêchent bien plus. On ne peut pas être des concurrents pour eux. »
Ce qui peut apparaître comme de simples bisbilles croato-croates illustre en fait le problème fondamental de l’Adriatique : on y pêche souvent trop, et parfois mal. Surtout que « débarrassé » d’une concurrence, Ivo n’est pas plus apaisé. Une autre se dresse, bien plus préjudiciable pour ses affaires et contre laquelle il ne peut pas grand-chose.
En effet, ces pêcheurs artisanaux ont en face d’eux, comme sur toutes les mers du monde, une pêche industrielle gourmande et qui règne en maître sur l’Adriatique : selon le ministère croate de l’Agriculture, près de 9 poissons sur 10 sont pêchés par des seines coulissantes, essentiellement apanage de navires dits industriels, et qui représentent pourtant moins de 10 % des filets utilisés au sein de la flotte croate.
Il n’existe pas de définition consensuelle de la pêche artisanale dans le monde. Les deux tiers des pays se basent sur la taille de l’embarcation (généralement inférieure à 15 mètres), d’autres se basent sur le tonnage de jauge brute ou sur la puissance. Ainsi la Croatie fait une différence entre les « bateaux » de pêche (inférieurs à 12 mètres) et les « navires de pêche ». Cette limite est la même au niveau européen. D’autres critères peuvent s’ajouter : la pêche artisanale est sélective, avec un faible impact sur l’environnement marin et l’armateur est embarqué.
Mais surtout, de l’autre côté, sur l’autre rive, l’Italie fait figure d’épouvantail. « Sa flotte est quatre fois plus importante que celle de la Croatie, souligne Alen Soldo, chercheur à l’université de Split et expert de la question. Les 4/5e des navires ici ne dépassent pas les 12 mètres de long, tandis que la flotte italienne compte bien plus de gros vaisseaux, tels d’imposants chalutiers. »
Avec l’entrée de la Croatie, ces navires italiens peuvent pénétrer plus avant dans l’est de l’Adriatique. Théoriquement, ils ne devraient pas aller jusque dans les eaux territoriales croates - à moins de 12 miles de côtes - mais cela ne les arrêterait pas souvent. Certains pêcheurs croates évoquent également le rachat de licences par des entreprises italiennes. La partie orientale de la mer est riche en ressources halieutiques et les prix en Italie sont bien plus élevés : la tentation de venir se servir est donc grande.
Cette progression vers l’est est notamment l’échec de l’application de la Zerp, cette Zone de protection écologique et de pêche (Zerp, selon l’acronyme croate) instituée par Zagreb en octobre 2003. Une création motivée pour beaucoup par des considérations environnementales. Le texte du Parlement croate évoquait alors sans détour « des ressources vivantes […] sérieusement en danger », résultat de leur « exploitation excessive ». La Croatie avancait aussi comme argument la préservation de la pêche traditionnelle « l’une des conditions préalables principales au développement du tourisme et incitation à la population locale pour rester sur les îles ».
De fait, cette Zerp, qui s’étend au-delà des eaux territoriales croates, et jusqu’à la ligne médiane entre l’Italie et la Croatie, accroît de façon spectaculaire la souveraineté de Zagreb sur l’Adriatique. Mais surtout, à ses débuts, elle excluait les navires européens. Mauvais calcul, alors que les négociations d’adhésion du pays s’amorcent. Bruxelles s’y reprendra à deux fois pour permettre à la flotte de ses membres, dont l’Italie, de pénétrer la zone, chose définitivement scellée en 2008. Un sacrifice nécessaire pour Zagreb sur le chemin de l’intégration.« L’éventuelle accession à l’Union européenne est un intérêt national absolu »,avait alors justifié le Premier Ivo Sanader, devant le Parlement.
Beaucoup de pêcheurs croates se souviennent que, de toute manière, cette Zerp était bien peu respectée dans les faits, mais depuis six ans, les navires voisins n’ont plus à se cacher. « Dans la Zerp, on a pu noter jusqu’à dix fois plus de bateaux italiens que croates », affirme ainsi Alen Soldo, mais bien peu de données sont disponibles sur ce qu'il s'y passe vraiment. Un appétit général qui a un impact direct sur les ressources de l’Adriatique…
L’éventuelle accession à l’Union européenne est un intérêt national absolu."
Ivo Sanader, Premier ministre, avril 2008
L'exemple de la Zerp croate démontre le fragile équilibre à trouver, pour les États riverains de l’Adriatique, entre intérêt économique et préservation environnementale. Car les pêcheurs qui se partagent cet espace de 160 000 km2 travaillent à la surface d’un écosystème extrêmement fragile.
Dans les parties nord et centre, la profondeur n’excède pas les 100 mètres, à une exception : la fosse de Jabuka. Et à en croire Alen Soldo, il s’y jouerait« un génocide de poissons ». Couvrant moins de 10 % de l’Adriatique, cette fosse est un des plus importants lieux d’habitat et de reproduction de multiples espèces démersales.
On nomme pélagiques, les espèces de poisson naviguant près de la surface de l’eau, ou entre le fond et la surface, comme le thon, le maquereau, l’anchois, ou encore la sardine. Les espèces, souvent très mobiles, vivant proche du fond, comme la dorade, la morue, le merlu ou le merlan, sont appelées démersales (Source : Ifremer).
Or, ces espèces sont commercialement très intéressantes et l’accès à la zone est assez facile, notamment depuis les ports italiens d’Ancona et Termoli, ou depuis le port de Zadar. Les chaluts de fond sont donc tout spécialement pointés du doigt. Encore récemment, WWF mettait en garde contre une surexploitation des stocks de poisson démersaux en Méditerranée.
« Tout n’est pas lié à la surpêche, tempère Capucine Mellon, vice-présidente du comité de conseil scientifique de la Commission générale des pêches pour la Méditerranée (CGPM). Les petits pélagiques, par exemple, sont des espèces qui vivent de manière très courte dans le temps et très dépendantes des variations d’environnement, notamment des conditions météorologiques. Et ce quel que soit le stock étudié. Mais si on cumule mauvaises conditions et pêche excessive, là il peut y avoir un problème. »
La CGPM, qui regroupe de nombreux pays méditerranéens, a par exemple adopté des recommandations de conservation et de gestion des ressources de stocks de poissons pélagiques en 2013. Mais celles-ci, portant essentiellement sur la sardine et l’anchois - les deux espèces les plus pêchées, voire surexploitées -, ont été amendées dès l’année suivante. L’évaluation s’avérant plus compliquée que prévu, preuve des fortes fluctuations, la CGPM a demandé la mise en place de mesures « d’urgence » encore plus draconiennes pour 2015, limitant notamment le nombre de sorties en mer.
Ce que préconisent la CGPM et les ONG de défense de l’environnement, c’est donc déjà une meilleure concertation entre pays. L’inquiétude des experts se porte aussi sur le sud de l’Adriatique. Là, ce sont carrément les données de base qui font défaut. Or sans informations, difficile de mettre en place des actions coordonnées.
Ces carences ne sont pas occultées par l’Union européenne. Avec l’adhésion croate, l’Adriatique est largement devenue une mer sous la responsabilité de Bruxelles, et fort heureusement, la dernière version de la politique commune de la pêche prend en compte la menace de la surpêche. La Commission a aussi adopté une Stratégie maritime pour l’Adriatique et la mer Ionienne, sorte de feuille de route des objectifs à se fixer, tant économiques qu’écologiques.
Reste la question des moyens. Selon Alen Soldo, les contrôles posent problème, notamment du côté croate. Ils ne sont pas assez nombreux, ni assez fréquents. Et en ce sens, la disparition des petits pêcheurs n’a pas de sens pour lui : nombreux et soucieux de préserver leur environnement, ils sont les meilleures vigies que compte la Croatie. Un avis que partage Slavko.
Aujourd’hui, on a des portables. On peut appeler la police.”
De plus, la transposition des règles européennes dans le droit croate laisserait à désirer : « C’est un goulasch, on y met de tout, dénonce Alen Soldo. On avait une loi sur la protection des espèces en Adriatique qui était assez bien adaptée aux poissons que l’on trouvait. Mais on l’a abrogée pour copier le règlement européen qui ne mentionne pas certains types de poissons présents dans cette mer. » Les pêcheurs s’en sont rendu compte et ont demandé sans succès le retour à l’ancien règlement.
Le combat de l’universitaire et de certains de ses collègues, Croates comme Italiens, c’est l’instauration de « no take zones » en Adriatique, des zones de « non pêche », notamment dans la fosse de Jabuka. À l’heure actuelle, la Croatie compte quelques parcs nationaux où les prises sont interdites, mais aucun espace véritablement préservé de la pêche. Les pêcheurs, surtout artisanaux, n’y sont pourtant pas opposés, bien au contraire. Au-delà de l’aspect environnemental, ils y voient leur propre intérêt : « On est conscients que dans quelques années, cela pourrait être compliqué de pêcher pour nous aussi, confie Ivo. On ne sait pas combien il reste de poissons… »
L’année 2014 laisse ainsi les pêcheurs croates sur de nombreuses interrogations, auxquelles les scientifiques n’ont pas toujours les réponses. L’interdiction des rejets en mer et la gestion des stocks sont les deux lignes ambitieuses de la dernière politique commune de la pêche. Mais - question lancinante dans le secteur de la pêche en Europe - peut-on conjuguer mesures de préservation et équilibre financier chez les pêcheurs ? Surtout lorsque l’équilibre environnemental, lui, est aussi précaire qu’en Adriatique.
Les pêcheurs croates, eux, sont emportés dans une dérive dangereuse. Les autres acteurs de la filière et la concurrence poussent à un contraction des prix. Ce qu’ils ramènent ayant donc moins de valeur, ils sont tentés de pêcher davantage, tout en sachant que l’Adriatique n’est pas un tonneau des Danaïdes. Une dérive à laquelle beaucoup ne veulent pas souscrire.
Le dernier rapport de la FAO le souligne bien : « La surpêche n’a pas que des conséquences environnementales, elle a aussi un impact sur la production, qui mène à des conséquences économiques et sociales négatives. » La FAO estime ainsi que reconstituer les stocks surpêchés dans le monde permettrait de faire croître la production de poissons de 16,5 millions de tonnes, et le revenu total de 32 milliards de dollars, « ce qui augmenterait certainement la contribution des pêcheurs à la sécurité alimentaire, à l’économie et au bien-être des communautés côtières… »
Auteur : Marc Etcheverry, RFI
Photos : Pierre René-Worms, France Médias Monde
Sons : Laurent Berthault, RFI
Traduction : Jelena Prtoric, journaliste Zagreb
Edition, scénarisation : Latifa Mouaoued, RFI
Conception, graphisme, développement: Studio Graphique France Médias Monde
Intégration : Jérôme Carré, France Médias Monde