Dès le début de la Grande guerre, les difficultés d’approvisionnement et les pénuries alimentaires deviennent des questions cruciales en Europe. Les gouvernements et les populations doivent faire face à une situation inédite. Si l’argent est le nerf de la guerre, la subsistance alimentaire devient un enjeu de la victoire.
Dès 1914, l’Europe est plongée dans une crise alimentaire sans précédent. Quasiment toutes les denrées alimentaires sont réservées aux soldats. Les rendements agricoles chutent drastiquement en raison du nombre important de travailleurs agricoles mobilisés et des surfaces de terre devenues champs de bataille. Le Nord et l’Est qui fournissaient avant-guerre 20% du blé, 25% de l’avoine et 50% du sucre, sont désormais sous occupation. Ailleurs, sur le territoire, les cultures sont réduites à cause de la pénurie d’engrais.
En 1914, les effectifs engagés dépassent 4 millions d’hommes, à la fin du conflit, ce sont 8,5 millions d’hommes mobilisés, dans une France qui compte 40 millions d’habitants. Le quotidien est bouleversé, les villes sont métamorphosées. Les rues des capitales européennes retrouvent le calme d’avant le Révolution industrielle. Le trafic est considérablement réduit dès 1916 à cause de la pénurie de carburant et de la réquisition des taxis, des bus. L’essence est réservée aux autorités civiles et militaires, l’accès à Paris est rendu très difficile par la loi sur l’état de siège.
Ces temps de pénurie rappellent aux citadins l’importance du rôle nourricier du jardin potager. En 1916, le ministère français de l’Agriculture lance un vaste programme pour encourager la création de jardins potagers. C’est la Ligue française du coin de terre et du foyer, gestionnaire des jardins ouvriers français, qui est chargée de distribuer des semences et des outils de jardinage. Le nombre de potagers doublera entre 1912 et 1920.
Les campagnes se vident de leurs travailleurs agricoles, les centres-villes prennent des airs de campagne. Londres, Paris et autres capitales d’Europe se transforment en fermes urbaines. A Paris, les pelouses de Bagatelle, Auteuil ou Longchamp se transforment en pâturages pour les troupeaux. Les parcs, les abords des fortifications sont mis en culture. En 1917, on compte 3 000 jardins cultivés dans Paris et 2 500 dans les 21 communes du département de la Seine. Les paysages des centre-villes de Londres, Bruxelles et Berlin sont méconnaissables.
Au début du conflit, de nombreux pays européens ont abandonné des terres agricoles au profit du développement industriel. La Grande-Bretagne, la Belgique et l’Allemagne s’approvisionnent sur les marchés mondiaux pour nourrir leurs populations. En Allemagne, un quart des denrées alimentaires proviennent des importations. Dès 1915, couper les vivres pour affamer l’ennemi est une priorité, le Royaume-Uni met en place un blocus très strict. Les importations allemandes chutent de 55%, une grave pénurie s’installe en Allemagne et chez ses alliés. Les pays sous occupation allemande, comme la Belgique, sont sévèrement touchés.
En Allemagne, le blocus depuis 1914 et la malnutrition ambiante ont entraîné la mort de 700 000 civils durant la guerre.
« La victoire appartiendra à celui des deux belligérants qui aura, dans ses dernières réserves, un mois de vivres de plus que l’autre »
, peut-on lire dans le journal L’Illustration datant de mars 1917.
Des affiches de propagande en faveur du jardin potager envahissent les rues et les devantures de magasins. Les civils sont invités à produire pour les soldats et à se serrer la ceinture. Femmes et enfants prennent le relais dans les champs.
Les chevaux sont réquisitionnés pour le front, les femmes doivent elles-mêmes tirer les charrues, comme sur cette photo qui a fait le tour du monde, reprise par la propagande américaine. Elle a été réalisée par Edward Penfield et s’adresse aux Américains. Les Etats-Unis, l’Argentine, la Nouvelle-Zélande et l’Australie sont les principaux fournisseurs de denrées alimentaires aux Alliés.
Très vite, l’effondrement de la production alimentaire européenne a des répercussions dans le monde entier. La flambée des prix de produits comme le beurre, les œufs et le café oblige les Américains à réduire considérablement leur consommation.
En mars 1917, juste avant l’entrée en guerre des Etats-Unis, Charles Lathrop Pack, l’une des plus grandes fortunes américaines, fonde la Commission nationale du jardin de guerre. Il est évident pour lui que la seule solution est d’augmenter la production agricole sur le sol américain. Il encourage les Américains à contribuer à l'effort de guerre en plantant, fertilisant, récoltant fruits et légumes pour les alliés. Les citoyens Américains sont invités à utiliser toutes les terres agricoles disponibles, mais aussi tous les terrains vacants, y compris ceux des écoles, des entreprises, des parcs, ou même des arrière-cours.
À travers une campagne d’affiches, de communiqués de presse, avec des slogans tels que « Semez les graines de la victoire », « Chaque jardin de guerre est une plante de la paix », le mouvement des jardins de guerre se propage dans toute l’Amérique. Les clubs de femmes, les associations civiques, les chambres de commerce, les jardiniers amateurs reçoivent des manuels de jardinage ainsi que des suggestions sur les légumes les plus calorifiques à planter. La commission va plus loin et distribue des manuels de mise en conserve et de séchage pour aider ces nouveaux jardiniers à préserver leurs excédents de culture. Les enfants sont également sollicités, le département de l’Education les invite à s'engager comme « soldats de la terre ».
L’élan patriotique est au rendez-vous, trois millions de nouvelles parcelles sont plantées en 1917, plus de 5 millions en 1918 selon la National War Garden Commission (Commission nationale du jardin de guerre). 1,5 million de litres de fruits et de légumes en conserve seront produit grâce à cette formidable mobilisation. La campagne de promotion des jardins potagers, que l’on appelait alors les « jardins de la victoire », s’arrête à la fin de la Première Guerre mondiale. De nombreux jardins sont délaissés, avant de renaître lors du New Deal (1933-1938) comme stratégie de subsistance pour les chômeurs.
Lors de la Seconde Guerre mondiale, le rationnement est de vigueur dès le printemps 1942 aux Etats-Unis, les jardins de la victoire sont au cœur de la campagne nationale Food Fights for Freedom (la guerre de la nourriture pour la liberté). La femme du président des États-Unis, Eleanor Roosevelt, en assure la promotion en cultivant un jardin potager sur la pelouse de la Maison Blanche. Les Américains sont de nouveau invités à cultiver leurs propres fruits et légumes mais aussi à lutter drastiquement contre le gaspillage alimentaire. Près de 20 millions de « jardiniers de la victoire » ont assuré 30% à 40% de la production nationale de légumes.
De l’autre côté de l’Atlantique, les jardins de la victoire fleurissent également un peu partout dans les villes, les campagnes, les écoles et les entreprises. Dans les pays touchés par les bombardements, ces jardins assurent à la fois une partie de l’alimentation mais aide les familles à garder le moral. L’Allemagne nazie possède également ses jardins potagers servant sa propagande, comme le tristement célèbre jardin du camp de concentration de Dachau. Les prisonniers cultivaient 200 hectares de cultures maraîchères ainsi que des plantes médicinales et aromatiques. Le Reich espérait être autonome en médicaments.
En France, les jardins ouvriers servent la propagande du gouvernement de Vichy, le travail de la terre est glorifié. Ces jardins symbolisent la devise « travail, famille, patrie » chère à la France du maréchal Pétain. Les journaux font l’éloge de l’ordre, du travail, de la discipline familiale à travers des photographies d’hommes travaillant dans les jardins ouvriers. Certains porteront même le nom de « Jardins du Maréchal ».
En Europe, les premiers jardins ouvriers apparaissent au milieu du XIXe siècle, en pleine révolution industrielle. L’industrialisation a poussé de nombreuses familles à s’installer dans les villes, à s’y entasser dans des conditions d’hygiène épouvantables. On craint à cette époque des épidémies et des révoltes qui pourraient naître de cette misère. C’est ainsi que naissent des lotissements construits par les entreprises avec des jardins pour les ouvriers. L’octroi de parcelles de terre va permettre aux ouvriers d’assurer une bonne partie de leur subsistance alimentaire. Les « Clos des pauvres » ou « champs des pauvres » apparaissent en Angleterre dès 1819 puis les Armengärten (« jardins des pauvres ») en Allemagne en 1830.
C’est une manière pour le patronat de s’assurer une main-d’œuvre à bas coût, de contrôler les ouvriers, de les détourner de la politique, en particulier du socialisme. Le discours sur les jardins ouvriers est à la fois moralisateur, hygiéniste et paternaliste.
En France, ce discours est repris par une tendance politique, le christianisme libéral, dont l’une des figures marquantes est l’abbé Jules Lemire. Cet ecclésiastique, qui est aussi député-maire d’Hazebrouck dans le Nord, s’inspire des Kleingarten (« petits jardins ») allemands, des jardins pour « éduquer et améliorer la santé ». L’abbé Lemire fonde en 1896 la Ligue du coin de terre et du foyer, dont le but est de venir en aide aux plus démunis en mettant gratuitement à leur disposition un lopin de terre afin qu’ils cultivent des légumes pour se nourrir et les détourner des bistrots, l’alcoolisme est un véritable fléau à l’époque. L’ordre social et le caractère confessionnel de ces jardins seront utilisés par le gouvernement de Vichy.
« Ce que je veux… C’est que pour tout ouvrier, la maison de famille et le jardinet, qu’il a acquis par son travail soient insaisissables, exempts d’impôts et de frais de succession. »
– profession de foi de 1893, l’abbé Lemire.
Ces jardins se développent près des usines, au pied des immeubles et aux portes des villes. L’âge d’or des jardins ouvriers est la période de l’entre-deux-guerres, en particulier pendant la crise des années 1930 où ils ont un rôle nourricier, en particulier pour les chômeurs. Pendant les deux guerres mondiales, ce rôle alimentaire devient très important, les jardins ouvriers atteignent un nombre record. En 1945, on en compte 600 000 en France, dont 250 000 gérés par la Ligue du coin de terre et du foyer.
Ils sont rebaptisés jardins familiaux en 1952, pour les débarrasser de leur image de pauvreté et de pénurie. Les jardins ouvriers vont fortement décliner pendant la période des Trente Glorieuses (1945-1973) durant laquelle l’économie est florissante. Les parcelles sont reprises petit à petit pour construire des HLM, des parkings, des écoles. Les familles se détournent également des jardins potagers avec l’arrivée des congés payés et le développement des supermarchés. C’est l’avènement de la société de consommation.
Le jardin potager devient ringard. Il ne correspond plus aux critères esthétique de l’urbanisme des années 1970 et 1980. Cette évolution coïncide avec un net recul de la variété des fruits et légumes cultivés et proposés à la vente. Comme l’explique, Florent Quellier, titulaire de la chaire CNRS Histoire de l’alimentation des mondes modernes, maître de conférences en histoire moderne à l'université de Rennes, « dès les années 1960, l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) se détourne des variétés locales pour se consacrer à la sélection et à la création de variétés mieux adaptées aux exigences économiques du marché et de ses productions standardisées reposant sur le rendement, la forme, la couleur et la durée de conservation. »
Mais c’est aussi le début des préoccupations écologiques, le premier ministère de l’Ecologie est créé en 1971. On s’aperçoit alors de l’utilité de ces jardins familiaux. Nombre d’entre eux sont transformés en espaces verts de loisirs. Quelques jardins potagers subsistent dans les banlieues éloignées des centres-villes. Il faudra attendre les années 1990 pour les voir renaître et, cette fois, sous d’autres formes, comme les jardins partagés, inspirés des community gardens américains.
« On sait ce que l’on mange ! »
Ces dernières décennies, l’engouement pour le jardin potager et l’agriculture urbaine ont pris une ampleur considérable dans le monde. Les familles sont de plus en plus soucieuses d’avoir une alimentation plus saine, plus locale et plus durable. La crise économique de 2008, les crises sanitaires, la peur des produits de supermarché, l’homogénéisation des variétés ont incité de nombreux citadins à se tourner vers les jardins potagers, devenus refuges et lieux de décompression. Dans ses études, Françoise Dubost, ethnologue et directrice de recherches au CNRS, rapporte que tous les jardiniers rencontrés répondent « On sait ce l’on mange ! » à la question pourquoi se donnent-ils la peine de cultiver des légumes. Les légumes du potager sont, pour de nombreux jardiniers, meilleurs au goût, et ils apportent la sécurité alimentaire.
Ruth et Gilles font partie de ceux-là. Ce jeune couple vit avec ses deux enfants à Saint-Cloud, dans les Hauts-de-Seine, en Île-de-France. Les questions écologiques les ont conduits à réfléchir à leur mode de vie. Petit à petit, ils ont opéré des changements en profondeur. Ils ont commencé par réduire leurs déchets, leur consommation. Puis ils se sont attaqués à leur intérieur en adoptant la méthode de rangement de Marie Kondo, dont la devise est : « Rangez votre espace, transformez votre vie. »
C’est tout naturellement que l’envie d’avoir une alimentation plus saine et plus durable pour leurs enfants s’est imposée à eux. Ils décident alors de faire une demande de jardin familial auprès de l’Association des jardins ouvriers et de l’automobile de Saint-Cloud. Après deux ans d’attente, ils obtiennent, en mars 2018, une parcelle d’environ 100 m2 qu’ils ont à cœur de mettre en culture. Les débuts sont difficiles, les intempéries du mois de mai n’épargnent pas leur lopin de terre. Ils perdent toutes leurs premières plantations de tomates. La solidarité de leurs voisins jardiniers les aidera à rebondir. Ils ont récolté leurs premiers légumes et n’ont pas l’intention de s’arrêter là dans ce nouveau petit coin de paradis.
Les jardins ouvriers de Saint-Cloud ont été créés en 1942, sur un ancien terrain de manœuvres militaires, sous l’appellation « Les Jardins du Maréchal » par les constructeurs automobiles. Ils étaient destinés aux ouvriers des usines automobiles des alentours. Une centaine de parcelles y sont cultivées par les adhérents moyennant le paiement d’une modique cotisation annuelle. Ils ont gardé leur dénomination de jardins ouvriers, et leur objectif principal, celui de cultiver au moins 80% de légumes et de fruits.
Pendant les deux conflits mondiaux, les jardins potagers ont été un moyen de préserver les pays contre les pénuries alimentaires et de de renforcer le moral des familles. Le jardin potager d’aujourd’hui, comme en temps de guerre, a gardé son principal rôle, celui de nourrir. Les préoccupations environnementales, la crise économique et le chômage ont fait renaître les jardins familiaux, les jardins partagés et les jardins d’insertion. On les voit fleurir sur les toits, dans les rues, dans les villes aux quatre coins du monde. Autour du langage universel de la nourriture, le jardin potager place l’entraide et solidarité au cœur des relations entre les hommes.