En 2050, 80 % de la population mondiale vivra en zone urbaine selon l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Dans un contexte de changement climatique de plus en plus préoccupant, nourrir les 10 milliards d’habitants estimés de la planète est un défi majeur. L’agriculture urbaine, sur le modèle des jardins vivriers, se développe aux quatre coins du monde. Les citoyens décidés à agir en bas de chez eux sont de plus en plus nombreux.

Les Incroyables
Comestibles
de Cergy

Nourriture à partager. Les pancartes fleurissent un peu partout dans les villes du monde entier. Il n’est plus rare de croiser tomates, courges, salades, fraises et framboises en plein centre de Londres, Paris ou Madrid. Et c’est gratuit !

Ces nouveaux jardins potagers sont ceux des Incroyables Comestibles, un mouvement citoyen d’agriculture participative et solidaire né en 2008 en Angleterre (Incredible Edible). L’intention est très simple : provoquer une prise de conscience sur la nécessité d’une alimentation plus saine, produite localement. Les Incroyables Comestibles sont désormais présents dans vingt-cinq pays. En France, plus de 500 villes et villages ont rejoint le mouvement.

Ce dimanche de septembre, à Cergy dans le Val-d’Oise, en région parisienne, c’est un peu la rentrée. Ils sont une vingtaine à se retrouver dans le jardin d’expérimentations, une parcelle de 400 m2, mise à disposition par la mairie de la ville. Ce jardin clos est situé le long de l'Oise, au cœur de la Maison et Parc Gérard Philippe. Assis sur la pelouse, Yves-Marie Davenel, référent Incroyables Comestibles, accueille les nouveaux. Chacun se présente et explique ce qu’il est venu chercher en rejoignant le mouvement. Il y a les idéalistes qui aspirent à un monde plus respectueux de la planète, un monde plus éthique et solidaire, ceux qui recherchent juste une alimentation plus saine, d'autres qui souhaitent tout simplement échanger un moment de convivialité, ou encore ceux qui possèdent un lopin de terre et veulent apprendre des techniques de jardinage.

© Latifa Mouaoued/RFI

Le jardin d’expérimentations est cultivé en permaculture. « Cette approche est plus un mode de conception du jardin qu'une technique spécifique », explique Yves-Marie Davenel. La permaculture a été conceptualisée par deux Australiens, Bill Mollison et David Holmgren, dans les années 1970. C’est un système agricole avec des fondamentaux et surtout une éthique : prendre soin de la nature, prendre soin de l'humain, créer de l'abondance et redistribuer le surplus.

© Latifa Mouaoued/RFI

Les Incroyables Comestibles ont séduit les habitants de Cergy. Une vingtaine de jardins potagers, plus ou moins grands, y ont vu le jour. Elisabeth Mauger est l’initiatrice du mouvement dans la ville. Elle voulait changer le monde, se rendre aux quatre coins de la planète, mais elle s’est aperçue que c’était un peu compliqué et pas forcément cohérent avec ses idées. Finalement, explique-t-elle, « Je me suis dit qu’il valait mieux agir en bas de chez soi, avec les gens vivant autour de moi. Voilà pourquoi j’ai tout de suite accroché à l’idée des Incroyables Comestibles quand j’en ai entendu parler. »

A Cergy, on plante…on arrose…

Aujourd’hui, ils sont une centaine de Cergyssois à végétaliser les rues de la ville. La démarche vise à créer un nouvel art de vivre en redynamisant les échanges locaux par le partage de fruits et légumes bio cultivés par les habitants et offerts librement à tous. Les plantations partagées ont aussi pour ambition d'attirer l’attention sur l’enjeu du manger sain et local, et de mettre les territoires en marche vers l’autosuffisance alimentaire.

Todmorden,
l'aventure
de l'autosuffisance

Un nouvel art de vivre. L'aventure a commencé en 2008 en Angleterre, en pleine crise des subprimes, dans la ville de Todmorden, située à environ 20 km au nord de Manchester. Cette ville industrielle en déclin fait le pari d'atteindre l’autosuffisance alimentaire en dix ans. À l'initiative du mouvement, deux femmes, Pamela Warhurst et Marie Clear. Inquiètes pour l'environnement, elles lancent le concept de « Nourriture à partager », « la nourriture est le langage universel ». Le mouvement citoyen Incredible Edible (Incroyables Comestibles), des jardins potagers en pleine ville, ouverts à tous et gratuits, est lancé. Chaque plate-bande, de la gare, des immeubles, du commissariat, des écoles, est transformées en potager, « les jardins de la propagande », comme se plaisent à les nommer Mary et Pamela.

Mary Clear et Pam Warhurst. © IE Todmorden

En 2010, les habitants de Todmorden veulent aller plus loin dans sa démarche. Un événement imprévisible va les convaincre : l’éruption du volcan Eyjafjöll en Islande.

L'Eyjafjöll se réveille après 180 ans de repos et a craché sa lave et ses cendres pendant deux mois et demi. Il provoque une perturbation sans précédent du trafic aérien en Europe. Plus de 42 000 vols sont annulés au cours des trois premiers jours. Le blocage des aéroports britanniques sème la panique. Les médias s'inquiètent des risques pour l’approvisionnement alimentaire ; de nombreux fruits et légumes sont importés des pays du Commonwealth, notamment du Kenya. Le premier jour du blocage aérien en Europe, 60 tonnes de fruits et légumes n’ont pas été acheminées.

L'Eyjafjöll a été en éruption du 20 mars au 27 octobre 2010, le pic a été atteint entre début avril et fin mai, bloquant le trafic aérien. © Orvar Porgiersson / Barcroft Media / Getty Images

C’est ainsi que les Incroyables jardiniers de Todmorden ont associé les agriculteurs des alentours et ont réussi à créer un rayon d’approvisionnement en circuits courts sur environ 80 kilomètres. Au bout de trois ans, en octobre 2011, grâce au programme Incredible Edible, l’ancienne cité industrielle en déclin est arrivée à couvrir 83 % des besoins des ménages. Dix ans après le lancement du mouvement, le pari est gagné. Et ce sont plus de trente villes anglaises qui ont pris le chemin de l’autosuffisance alimentaire.

Aujourd’hui, les potagers des Incroyables Comestibles fleurissent un peu partout dans le monde. Si la démarche est souvent citoyenne et écoresponsable dans les pays riches, elle répond, dans d'autres régions du monde à une véritable nécessité.

La ferme
urbaine
de Kinshasa

Sécurité alimentaire. Charly Iteso Makila et sa femme Elalie ont fondé en 2014 les Incroyables Comestibles de Kinshasa par le biais de leur ONG ADDICO. En RDC, la majorité de la population vit avec un revenu moyen compris entre 1 à 2 euros par jour. La crise qui secoue le pays depuis 2016 a aggravé la situation. Selon le dernier rapport de l'Unicef, un enfant sur dix souffre de malnutrition sévère dans les régions congolaises des Kasaï. Depuis le début du conflit, des écoles ont été attaquées, des centres de santé pillés et détruits.

Le fondateur des Incroyables Comestibles de Kinshasa. © IC RDC

Charly et son Association viennent en aide à ces enfants, en cultivant des parcelles, en vue d'atteindre l'autosuffisance alimentaire. L’ONG loue des parcelles de taille variable à Kinshasa et ses environs. Les cultivateurs prélèvent la part qui leur est nécessaire. Le reste est distribué gratuitement aux personnes adhérentes de l’association et les surplus sont vendus pour acheter du riz et d’autres produits de première nécessité et couvrir les frais de scolarité.

La plus grande des parcelles (3 ha) est située hors de la ville, les Incroyables jardiniers y cultivent l’artemisia et le moringa, des plantes médicinales utilisées pour prévenir la malaria. Ces plantes médicinales sont traitées et distribuées aux enfants quotidiennement en compléments alimentaires.

Charly et sa femme ont accueilli une trentaine d’enfants orphelins, ils leur enseignent le respect de la nature, le travail de la terre. Ils espèrent arrêter l’exode des populations en créant une ferme urbaine cultivée en permaculture, préserver la médecine traditionnelle en cultivant des plantes médicinales et reboiser les terrains laissés en friches.

Le fondateur des Incroyables Comestibles de Kinshasa. © IC RDC

Les Incroyables Comestibles se développent en Afrique, au Niger, au Mali, au Togo, au Bénin ou encore au Ghana. Des associations se sont rendues en France, dans la région Midi-Pyrénées, pour découvrir des méthodes de culture respectueuses de l’environnement pour produire 100% bio dans des écosystèmes d’autosuffisance familiale.

Des jardins
partagés
contre la crise

Bataille anti-crise. Ces pratiques nouvelles qui relèvent d'une forme de loisir écoresponsable dans les pays riches se transforment parfois en plan de bataille anti-crise. La ville de Détroit, aux Etats-Unis, en est une parfaite illustration.

Touchée de plein fouet par la crise des subprimes en 2008, Détroit est déclarée en faillite en 2013. La ville se vide de ses habitants, les principales chaînes de supermarchés ferment. La ville sinistrée n’est plus que friches industrielles en ruines et maisons abandonnées. L’accès à la nourriture devient un vrai problème pour les habitants qui sont restés, d’autant plus que le réseau de transports urbains est peu développé. L’agriculture urbaine se développe, une agriculture de subsistance, il fallait faire pousser à manger pour survivre.

Plantations près de Linwood Avenue à Détroit, le 28 septembre 2008. © Fabrizio Constantini/Bloomberg via Getty Images

Aujourd’hui, comme nous le rapporte Anne Corpet, notre envoyée spéciale permanente aux Etats-Unis, à Détroit dans les quartiers nord, la ferme urbaine montée il y a sept ans par Tyson Gersh est visitée chaque année par 10 000 bénévoles venus du monde entier. Trois cents légumes différents y sont cultivés, pour être gratuitement distribués chaque samedi aux habitants du quartier. « Nous occupons de manière productive un terrain qui sinon serait vacant, affirme Tyson Gersh, mais ce que nous apportons au quartier va bien au-delà des produits que nous offrons ». La présence de la ferme a, en effet, attiré les acheteurs, séduits par l’idée d’habiter près d’une surface agricole. « 3,5 millions de dollars ont été investis dans les maisons alentour, notre ferme s’est révélée être une bonne stratégie de revitalisation du quartier », assure le jeune cultivateur. Détroit compte désormais 1 500 fermes urbaines. Dès les années 1970, New York avait montré la voie.

La Green Guerilla des années 1970

Seed bomb. Les premiers jardins partagés sont apparus à New York dans les années 1970. La ville est alors au bord de la banqueroute, les entreprises ferment, les habitants au chômage quittent la ville, les immeubles sont laissés à l’abandon ou démolis, laissant place à d’immenses friches. C’est dans le quartier du Lower East Side que l’artiste Liz Christy et son mouvement Green Guerilla mènent les premières actions clandestines de végétalisation. Ces guérilleros lancent des « bombes de graines » (seed bomb) par-dessus les parcelles clôturées, sèment sur les grands axes des avenues, placent des bacs à fleurs sur les bords des fenêtres des logements abandonnés. Ils finissent par obtenir de la municipalité une parcelle de terrain à l’angle de Bowery et Houston Street. Habitants, épiceries, pépinières apportent leur soutien, un mouvement est né.

Militants du mouvement Green Guerilla. © Liz Christy community garden

Aujourd’hui, il existe plus de 600 jardins communautaires dans la ville de New York. Ils produisent de la nourriture pour des familles, connectent les enfants des villes à la terre et offrent aux habitants des espaces verts frais pour passer les chaudes journées d’été.

Jardin partagé de Santa Monica à Los Angeles. © Citizens of the Planet/Education Images/UIG via Getty Images

C’est souvent pendant les périodes de crise que ces initiatives surgissent. Aujourd'hui, l’urgence climatique pourrait accélérer le développement de l'agriculture urbaine qui contribue à végétaliser les villes et à réduire l’empreinte carbone de notre consommation de fruits et légumes. Selon les estimations de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), 800 millions de personnes sont impliquées, à l’échelle mondiale, dans l’agriculture urbaine et périurbaine (AUP).