La situation dans le Grand Kasaï a dégénéré en moins de 10 mois. Depuis l’étincelle d’août 2016, c’est devenu une crise majeure. Au moins quarante-deux fosses communes et encore des enquêtes à mener. Plus d’un million de déplacés et des dizaines de milliers de réfugiés en Angola. La mission des Nations unies au Congo est la mission la plus chère au monde : plus d’un milliard de budget par an, presque 20 000 hommes et 18 ans de présence. Comment a réagi l’ONU ?
Le début de la crise Kamuina Nsapu coïncide avec le retour d’Étienne Tshisekedi. L’opposant historique était absent depuis deux ans de République démocratique du Congo. Il rentre à cinq mois de la fin du deuxième et dernier mandat du président Kabila et il est le seul à savoir mobiliser les foules. Les troubles sont attendus à Kinshasa, Lubumbashi, Goma : manifestation, répression… mais pas dans les campagnes. Les observateurs étrangers n’imaginent pas avoir à faire face à une vague d’« attaques mystiques » et à des massacres dans le Grand Kasaï.
Quand le chef Jean-Prince Mpandi est tué le 12 août 2016, c’est presque un non-évènement. Personne ne pense au Grand Kasaï. En août 2016, la communauté internationale a deux priorités : les tractations politiques en vue du dialogue intercongolais et l’organisation des élections. Kamuina Nsapu n’est, à l’époque, qu’un chef coutumier dont personne n’a entendu parler.
Le lendemain de sa mort, le 13 août, a lieu le massacre de Rwangoma dans l’est du Congo. Dans ce quartier, situé à deux ou trois kilomètres de la résidence du chef de l’État, 51 morts sont recensés. Joseph Kabila vient de quitter la ville après avoir promis la paix à Beni. Ce massacre ressemble à un message qu’on lui envoie. La situation se dégrade partout. La RDC a neuf frontières, beaucoup trop de richesses et tous les problèmes qui vont avec. Après les crises rwandaise, burundaise et centrafricaine, la crise sud-soudanaise déborde au Congo. Conséquence : des dizaines de milliers de réfugiés et les combattants qui vont avec. Riek Machar et ses hommes arrivent dans l’est du Congo. L’ONU doit être sur tous les fronts.
La Monusco a quitté le Grand Kasaï deux ans avant le début de la crise. C’est le résultat d’une décision du Conseil de sécurité. En novembre 2012, Goma tombe entre les mains de la rébellion M23, c’est un camouflet pour la Mission et pour tout le système onusien. Une résolution prévoit la mise sur pied d’une brigade d’intervention et le recentrage des effectifs de l’ONU dans l’est du pays et au Nord-Katanga. L’espace Kasaï étant considéré comme une oasis de paix, le bureau de la Monusco à Kananga ferme. Ce qui reste de la mission des Nations unies est logé dans un préfabriqué dans le compound de l’Unicef. Ce déménagement tombe mal, à trois ans de la fin du deuxième et dernier mandat de Joseph Kabila.
Le premier câble de la Monusco adressé au quartier général après la mort du chef Kamuina Nsapu date du 27 août 2016. Classé confidentiel, il est envoyé par le représentant spécial du secrétaire général de l’ONU en RDC, Maman Sidikou, et adressé au patron des opérations de Maintien de la paix à l’époque, le français Hervé Ladsous. En copie, toutes les divisions clefs de la Monusco, le haut-commissaire aux droits de l’homme à Genève, le chef du département des Affaires politiques à New York. Une bonne partie du système onusien est en copie.
Un conflit entre un chef coutumier et les autorités de l’État s’est transformé en une série d’attaques pyromanes violentes contre la police. Les autorités ont réagi en mettant sur pied des opérations conjointes police et armée, ayant entraîné la mort de beaucoup d’autres, des allégations de sérieuses violations des droits de l’homme et des dizaines de personnes arrêtées, des enfants inclus. »
Message confidentiel adressé par le représentant spécial du secrétaire général de l’ONU en RDC, Maman Sidikou, à Hervé Ladsous, chef du département des Opérations de maintien de la paix de l’ONU, à New York, le 27 août 2016.
Le chef Kamuina Nsapu est présenté comme un chef qui souhaite restaurer un pouvoir coutumier libre de toute ingérence politique. « Pandi Ntumba » aurait refusé de rejoindre la majorité et en aurait payé le prix, en n’étant pas reconnu par l’État. Le message confidentiel parle de barrages sur les routes mais ne dit rien des négociations entre le chef coutumier et les autorités congolaises. Quinze jours après la mort du chef, la mission des Nations unies au Congo semble ignorer que Jean-Prince Mpandi avait demandé à des députés l’intervention de la Monusco pour ouvrir des discussions avec le gouvernement et que cette demande avait été refusée. Pour le chef Kamuina Nsapu, c’était la reddition sans condition ou la mort.
Si je venais, chez qui serai-je reçu ? Qui se charge de ma protection ? Alors, je vous demande de solliciter la Monusco pour qu’elle assure ma sécurité à Kananga. Ce qui est très simple d’ailleurs, parce que la Monusco est une force neutre. »
Extraits d’une conversation entre Jean-Prince Mpandi et des députés la veille de sa mort, le 11 août 2016.
Dans son câble du 27 août, la mission onusienne ne fait pas état des tentatives de médiation avant la mort du chef Kamuina Nsapu, ni de la levée de certaines barrières en signe de bonne volonté. Mais elle évoque les deux attaques par les miliciens de « Pandi Ntumba » : l’une contre le village de Ntenda et l’autre dans la ville de Tshimbulu contre la police et d’autres institutions ou résidences de proche du pouvoir. Ce câble évoque la perquisition musclée, le 3 avril 2016, au domicile de Jean-Prince Mpandi . Il évoque même le décès suspect du prédécesseur du chef Kamuina Nsapu, présenté comme son « père », l’arrivée d’Évariste Boshab, le vice-Premier ministre de l’Intérieur, les responsables des services de sécurité et une délégation de députés. L’un d’eux Clément Kanku appelle à éviter l’usage excessif de la force .
Ce message , adressé à New York le 27 août, met en cause le bilan officiel que les autorités congolaises font de l’assaut sanglant contre Kamuina Nsapu et donne des estimations qui parlent d’une soixantaine de morts. Le message parle d’un bilan d’au moins 700 maisons brûlées et 5 écoles détruites. 40 miliciens auraient été arrêtés dont 26 mineurs de 6 à 17 ans. Des informations font état d’exécutions sommaires et d’arrestations arbitraires.
Nouveau message le 2 novembre 2016. Le texte cette fois-ci fait référence aux informations persistantes, mais non confirmées encore, sur l’existence de « fosses communes ». Les autorités locales sont pointées du doigt. L’attaque contre l’aéroport de Kananga aurait conduit, selon ce câble, à la mort de cinquante miliciens, seize policiers et militaires et six civils, mais au cours de l’opération de démantèlement, les forces de sécurité se seraient livrées à des exécutions sommaires. Ces forces de sécurité sont venues en renfort de la 21e région militaire à Mbuji-Mayi. Le commandant des opérations s’appelle le général Éric Ruhorimbere et il est aujourd’hui sous sanctions de l’Union européenne pour avoir engendré la violence dans le Grand Kasaï. C’est à partir de septembre que les anciens du 812e régiment , devenu 2101e, ont fait leur apparition dans le Kasaï-Central .
Dans le message du 2 novembre 2016, la Monusco dit avoir renforcé les capacités du bureau de Kananga en policiers et en spécialistes de la résolution des conflits. Il n’est pas encore question du déploiement de casques bleus, mais la mission conclut son message en demandant pudiquement le déploiement de « capacités additionnelles ».
Déployer des capacités additionnelles est un important premier pas dans une zone où la mission a des capacités très limitées. »
Message confidentiel adressé par le représentant spécial du secrétaire général de l’ONU en RDC, Maman Sidikou, à Hervé Ladsous, chef du département des Opérations de maintien de la paix de l’ONU, à New York, le 2 novembre 2016.
Le message suivant est écrit presque un mois plus tard, le 24 novembre. Le bureau conjoint des Nations unies aux droits de l’homme (BCNUDH) a terminé une « enquête spéciale » sur les violences dans le Grand Kasaï. Entre le 22 juillet et le 3 octobre 2016, au moins 127 personnes ont été exécutées par les militaires FARDC, dont 19 mineurs et 15 femmes. L’évènement le plus grave décrit par ce rapport s’est déroulé à Nkoto dans le territoire Demba. Selon le BCNUDH, 37 personnes y ont été exécutées le 30 septembre 2016 et mises dans au moins sept fosses communes.
Mais il faut attendre encore un mois de plus pour qu’une centaine de casques bleus soit déployée à Kananga au Kasaï-Central, entre le 16 et le 22 décembre 2016. Une centaine de casques bleus pour, à l’époque déjà, trois provinces touchées . Si officiellement, le Conseil de sécurité demande à la mission onusienne d’utiliser en priorité ses capacités et ressources disponibles pour la protection des civils, la hiérarchisation de ces crises, le caractère d’urgence fait toujours l’objet de tractations, avec les « P5 » et les pays contributeurs de troupes.
La tendance à New York est plutôt de réduire les effectifs de la Monusco et de dénigrer la mission, considérée comme très chère et pas assez efficace. Résultat des tractations tous azimuts, au 1er juin 2017, le Grand Kasaï compte uniquement quelque 250 casques bleus, 25 policiers et 60 civils face à une crise multiforme.
Depuis le premier message d’alerte en novembre 2016, la mission onusienne fait profil bas sur la question des fosses communes et des exactions commises par l’armée. Seul le Bureau conjoint publie tous les mois une note mensuelle et y inclut ses dernières découvertes macabres sur le Grand Kasaï. La mission n’en donne qu’un écho assourdi. Dans l’un de ses premiers communiqués sur le Grand Kasaï, le 12 février 2017, la Monusco parle d’une crise marquée « par de violentes atrocités commises par les miliciens » et de « regrettables allégations » contre les forces de sécurité.
La Monusco s'est déclarée samedi préoccupée par le conflit persistant dans les provinces du Kasaï, marqué par de violentes atrocités commises par les milices Kamwina Nsapu. »
Communiqué de la Monusco, le 12 février 2017
Deux jours plus tard, le 14 février 2016, le Haut-Commissariat aux droits de l’homme – lui – met l’accent sur les violences commises par l’armée.
Il est temps d'arrêter une réaction militaire brutale qui ne fait rien pour s'attaquer aux causes profondes du conflit entre le gouvernement et les milices locales, mais vise plutôt les civils sur la base de leurs liens présumés avec les milices. »
Communiqué du haut-commissaire des Nations unies aux droits de l'homme, Zeid Ra'ad Al Hussein, le 14 février 2016
Massacre de Tshimbulu, février 2017
On a toujours été très loin du « One UN » prôné par l’organisation. Les relations entre le département des Opérations de maintien de la paix, le département des Affaires politiques et le haut-commissariat des Nations unies aux droits de l’homme sont souvent très tendues. Créé en 1993, le Haut-Commissariat est l’une des dernières nées des agences. Et depuis les années 2000 et le mandat de Louise Arbour , il a cherché à avoir son mot à dire dans la gestion des opérations de maintien de la paix, ce qui n’est pas toujours du goût de New York. Parmi ses chevaux de bataille, obtenir des sanctions contre les casques bleus coupables de crimes, empêcher des criminels de guerre d’accéder aux opérations de maintien de la paix ou que des opérations de maintien de la paix les soutiennent. Et faire en sorte que ces débats soient publics. Sur toutes ces questions, la République démocratique du Congo a été un véritable champ de bataille. Et le Bureau conjoint, qui dépend des deux - des opérations de maintien de la paix et des droits de l’homme - aurait dû être l’enfant de la réconciliation.
« Lorsqu’une allégation pèse sur un militaire FARDC, il serait indiqué qu’un rapport de la Monusco soit adressé au chef d’état-major FARDC sous pli confidentiel pour des mesures appropriées »
Extrait de l’arrangement technique confidentiel signé entre le gouvernement et la Monusco le 28 janvier 2016.
Début 2016, la Monusco a l’impression de revenir de loin dans ses relations avec le gouvernement. Elle peut enfin annoncer la reprise des opérations conjointes avec l’armée congolaise après deux ans de suspension pour avoir protesté contre la nomination de deux généraux « rouges » sur des opérations à risque. Le 28 janvier 2016, le gouvernement accepte enfin de signer un arrangement technique avec la mission onusienne qui donne à Kinshasa les pleins pouvoirs dans la gestion des opérations et fait de la question des droits de l’homme une question confidentielle. Officiellement, cet arrangement permet la reprise des opérations conjointes entre les FARDC et la mission onusienne.
Cet arrangement technique sera renégocié, selon des sources onusiennes, juste avant le début de la crise Kamuina Nsapu. Mais il est révélateur d’un rapport de force entre la Mission et le gouvernement congolais ainsi que d’une ambiguïté dans le mandat onusien. La Monusco doit à la fois protéger les civils et soutenir le gouvernement congolais et ses forces de sécurité. C’est ce que lui répète le Conseil de sécurité dans chaque nouvelle résolution. En 2016, le Conseil félicite même la mission onusienne pour la signature de l’arrangement technique avec le gouvernement congolais.
Le Conseil de sécurité… Soulignant à quel point il est urgent que les FARDC et la MONUSCO reprennent leurs opérations conjointes contre les groupes armés, se félicitant que, le 28 janvier 2016, le gouvernement de la République démocratique du Congo et la MONUSCO se soient engagés à reprendre une coopération afin de mener des opérations militaires conjointes contre les FDLR ainsi que contre d’autres groupes armés. »
Extrait de la résolution 2277 du 30 mars 2016 renouvelant le mandat de la Monusco
Le mandat de la Monusco est le résultat d’un compromis entre les membres du Conseil de sécurité, surtout les cinq « permanents ». C’est une sorte de fourre-tout qui exige tout et son contraire de la mission onusienne. La mise en œuvre de ce mandat, du coup, donne lieu à de nombreuses interférences. Chaque acteur a sa propre interprétation : les membres du Conseil de sécurité, l’ONU et toutes ses composantes (dont le département des Opérations de maintien de la paix, le département des Affaires politiques), le pays hôte (la RDC) et tous les pays contributeurs de troupes onusiennes. Officiellement, la Monusco a l’obligation d’intervenir pour protéger les civils, mais dans les faits, c’est la souveraineté des États qui prime. Cette primauté donnée à la souveraineté n’a pas changé, même après la fin du deuxième et dernier mandat du président Joseph Kabila. L’action de la Monusco reste très largement soumise à la volonté du gouvernement congolais.
Dès la première mission, fin septembre 2016, la Monusco se plaint d’être entravée dans son enquête. Elle déplore aussi l’absence de coopération des autorités locales et des forces de sécurité. Après le début de l’insurrection fin novembre, début décembre à Tshikapa , les missions d’évaluation faites par le Bureau de la coordination des affaires humanitaires (OCHA) et la Monusco ne seront pas autorisées à aller enquêter à plus d’une dizaine de kilomètres de la ville.
Limitation des déplacements terrain imposés par les autorités locales à cause de la précarité des conditions de sécurité (…) à plus ou moins 7 kilomètres de distance de la ville de Tshikapa. »
Extrait du rapport de la mission conjointe d’évaluation rapide du 14 au 17 décembre 2016
Ça a été impossible de déployer le personnel onusien au-delà du village de Kasala situé à quelque 15 km à l’est de Tshikapa pour vérifier l’étendue des violences (…). Le gouverneur et l’ANR [Agence nationale de renseignements] ont fait pression sur la mission argumentant que c’était trop risqué. »
Extrait du rapport de la mission d’enquête à Tshikapa, les 12 et 16 janvier 2017
La première mission revient de Tshikapa avec des allégations de « graves exactions » commises principalement par les forces de sécurité. Plus de 70% des personnes interrogées parlent d’une violence physique et sexuelle. Cette mission note un autre fait inquiétant, les insurgés Kamuina Nsapu recrutent massivement des enfants. La deuxième mission dit avoir découvert quatre nouveaux sites qui pourraient être des fosses communes, à la limite de la zone interdite par les autorités congolaises. Des découvertes sont faites à proximité de Tshikapa, mais la route qui conduit à Kananga continue d’échapper à tout regard international pendant des mois et la communauté internationale n’effectue aucune protestation. Le « black-out » se banalise.
Dans le Grand Kasaï, ce qui transparait des rapports de l’ONU, tous confidentiels, c’est un usage disproportionné de la force face à une insurrection populaire, où l’on trouve majoritairement des mineurs. Kalachnikovs et lance-roquettes contre, pour l’essentiel, des jouets en bois. En mars 2017, à la veille du renouvellement du mandat de la Monusco, les relations entre le gouvernement et la mission onusienne sont tendues. À la tribune du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, le 8 mars 2017, le haut-commissaire Zeid Ra'ad Al Hussein appelle à la mise en place d’une commission d’enquête internationale. Même si l’ONU dit avoir documenté jusqu’ici 42 fosses communes, ses équipes continuent d’être régulièrement bloquées sur le terrain.
A la lumière des rapports récurrents faisant état de graves violations et avec la récente découverte de trois nouvelles fosses communes, je presse le Conseil d’établir une commission d’enquête pour examiner ces allégations. »
extrait du discours du Zeid Ra'ad Al Hussein, haut-commissaire des Nations unies devant le Conseil des droits de l’homme de l’ONU, 8 mars 2017
On devait se rendre sur un site de fosses communes, les FARDC nous ont bloqué la route et nous ont pris en joue. On a dû renoncer… »
Casque bleu, Tshimbulu, le 12 mars 2017.
Quatre jours après le discours du haut-commissaire Zeid Ra'ad Al Hussein à Genève, deux experts de l’ONU disparaissent le dimanche 12 mars 2017, à quelques dizaines de kilomètres de Tshimbulu, en plein cœur du territoire de Dibaya, là où a démarré l’insurrection dans le Grand Kasaï. Le village du défunt chef Kamuina Nsapu est juste de l’autre côté de la route nationale N40.
Ce week-end-là, du côté de la route nationale où vivait Kamuina Nsapu, les miliciens ont rangé leurs bandeaux, leurs armes mystiques et leurs calibres 12. Caritas et l’Unicef circulent de village en village pour évaluer les besoins de populations qui viennent tout juste de rentrer chez elles. Dans le village du chef, deux journalistes étrangers sont photographiés par les « frères » de Jean-Prince Mpandi. Ils veulent tout dire de ces mois passés en brousse, de l’assassinat du « grand chef » et des massacres qui, depuis, ont été commis partout alentour. À Tshimbulu, les casques bleus sont sous le choc après la découverte des fosses communes. Comme ils ne sont qu’une quarantaine, ils ne peuvent patrouiller qu’une demi-journée toutes les 24 heures et ont peu de moyens pour enquêter. Ils disent avoir été mis en joue par les militaires congolais à l’approche de certains sites. À Kananga, enfin, les délégations de la famille du chef Kamuina Nsapu attendent l’arrivée du vice-Premier ministre de l’Intérieur, Emmanuel Ramazani Shadari, qui est venu négocier la paix. Et parmi ces délégations, il y a un certain Betu Tshintela, présenté comme un enseignant, un intellectuel proche de la famille royale. C’est lui que l’on désigne aujourd’hui comme l’interprète des deux experts onusiens.
Le matin du 12 mars 2017, quand ils quittent l’hôtel Woodland de Kananga, Michael J Sharp et Zaida Catalan partent à la rencontre de « groupes » de miliciens Kamuina Nsapu. Ils pensent que cela prendra la journée. Ils circulent à moto, comme tous les experts onusiens le font dans l’est de la RDC depuis plus de 15 ans. Avant ce 12 mars, jamais aucun expert n’a été blessé ou tué. Ils collaborent avec tout le monde, les chefs des services de renseignement comme ceux des groupes armés, les hommes d’affaires, les politiciens, les militaires. Pour préparer leur mission, Michael J Sharp et Zaida Catalan ont, comme toujours, appelé tout le monde. A chacun de leurs interlocuteurs, ils ont rappelé l’objet de leur mission. Comme ils sont consultants pour le Conseil de sécurité, ils sont là pour comprendre l’origine de la violence.
Depuis juin 2016, le groupe d’experts a une nouvelle corde à son arc. Il peut épingler les responsables des violations des droits de l’homme et du droit humanitaire international, qui ciblent les civils, sans distinction et sur toute l’étendue du territoire. À l’origine, les experts s’intéressaient surtout à l’exploitation illégale des ressources et aux trafics d’armes dans l’est du Congo. C’est pour suivre la question des violations des droits de l’homme que la Suédoise Zaida Catalan avait rejoint le groupe. L’Américain Michael J Sharp, lui, était l’un des experts sur les groupes armés. En tant que coordonnateur de l’équipe, il était le visage du groupe vis-à-vis du monde extérieur.
Le groupe d’experts est la seule institution de l’ONU qui publie les noms des responsables des violences et de leurs instigateurs. Les noms des officiers de l’armée congolaise sont donc dévoilés comme ceux des chefs des groupes armés ou ceux des députés qui, par leurs discours de haine, entraînent des violences. Deux fois par an, comme un couperet, les experts onusiens remettent leur rapport au Comité de sanctions sur la RDC et au Conseil de sécurité de l’ONU. Depuis 2012, aucun individu n’a été placé sur la « liste noire ». Les États membres ne parviennent pas à se mettre d’accord là-dessus, comme sur d’autres questions clefs. Mais à partir de 2016, avec le changement du mandat confié au groupe des experts, avec l’explosion de violence dans le Grand Kasaï et avec l’adoption de sanctions par l’Union européenne et les États-Unis, tout le monde s’attend à l’adoption de sanctions individuelles par l’ONU – des sanctions synonymes de gels des avoirs et d’une interdiction de voyager.
… la mort de ces blancs »
Premiers mots extraits de la vidéo de l’exécution des deux experts de l’ONU, le 12 mars 2017.
Le 12 mars 2017, Michael J Sharp et Zaida Catalan sont exécutés en fin de journée, non loin de Bunkonde. C’est ce que nous apprend une vidéo du meurtre rendue publique par le gouvernement congolais. Leurs corps ne seront découverts qu’environ deux semaines plus tard à deux pas de l’endroit où leur disparition avait été signalée. C’est l’une des bizarreries de ce dossier qui en compte d’autres. L’ONU annonce avoir retrouvé deux corps, seulement ceux des deux experts. Mais le gouvernement congolais assure de son côté en avoir identifié un troisième, celui que l’on présente comme l’interprète Betu Tshintela. Certains de ses proches, comme les familles des deux motards qui accompagnaient les experts, disent toujours être à la recherche de leurs parents.
La Monusco exprime également ses fortes préoccupations face aux restrictions imposées par les forces de sécurité à sa liberté de circulation à Kananga ces derniers jours, ce qui limite la capacité de la Mission à mettre en œuvre son mandat. »
Communiqué de la Monusco daté du 18 mars 2017
Durant cette période de recherche, la tension monte encore d’un cran entre la Monusco et le gouvernement congolais. L’ONU cherche toujours à documenter les allégations faisant état d’un usage abusif de la force, à Kananga mais aussi ailleurs dans le Kasaï-Central. À Nkonko Atshela, à Nguema, les casques bleus et les enquêteurs onusiens se voient limités dans leur déplacement par les forces de sécurité. C’est l’une des très rares communications publiques de l’ONU sur d’éventuelles restrictions.
Quand, le 29 mars 2017, la Monusco annonce, après le gouvernement congolais, la découverte des corps des deux experts et leur identification, le ton du communiqué change. Alors que le ministre congolais de la Communication Lambert Mendé annonce la mort des deux experts, donnant même des détails sur leur état physique, jusqu’aux plus sordides et avant même que leurs familles ne soient officiellement prévenues, la Monusco salue « l’excellente coopération entre toutes les parties impliquées dans les efforts de recherche et de sauvetage, en particulier les autorités de la RDC, les États-Unis et la Suède ». Cette phrase fait grincer des dents, y compris au sein de la mission de l’ONU. La dénonciation n’a rien changé, les restrictions sont toujours plus nombreuses. C’est froidement que la décision a été prise de valoriser le « partenaire » congolais.
En fait, toute la communication sur ce dossier semble échapper à l’ONU. Le 24 avril 2017, le ministre congolais de la Communication, Lambert Mendé, et le porte-parole de la police, le colonel Mwanamputu, diffusent la vidéo de l’exécution des experts et accusent des miliciens Kamuina Nsapu d’être responsables de ce crime. Les miliciens auraient appâté les experts en leur promettant de les emmener voir des fosses communes. Rien dans la vidéo ne l’indique. Mais le gouvernement congolais donne le ton, il communique en premier sur la vidéo comme sur le reste, la disparition des experts et la découverte de leurs corps.
La première image de cette vidéo de 6 min 17 secondes, c’est une silhouette avec une longue toge rouge. La « caméra » n’est pas stable. Elle bouge de droite à gauche de manière presque mécanique. On entend distinctement un clic. Un clic que l’on retrouve plus tard, vers 1 min 18 secondes, quand plusieurs « taches noires » apparaissent sur l’écran. L’avance rapide n’est pas inutile. À partir d’1 min 44 secondes, un « cache » est retiré. Il est épais, de couleur sombre, et il pourrait s’agir d’une housse de téléphone portable. Mais le trou qui permet de pouvoir filmer a l’air abîmé, taillé de manière inégale. Le plus glaçant, c’est sans doute que la caméra est placée à hauteur de regard, ou du moins d’épaule. L’appareil est maintenu d’une manière ou d’une autre, caché pour ne pas inquiéter les experts. L’auteur de la vidéo ne retire le cache que juste avant l’exécution. Il le sait, car il fait partie des donneurs d’ordres.
Cette vidéo pose plus de questions qu’elle ne donne de réponses. Les présumés miliciens sont un groupe hétéroclite qui ne semble pas avoir le même niveau d’information. Quand le premier coup de feu est tiré, l’un des présumés miliciens fuit. Cet homme, portant bandeau rouge et chemise noire, est l’un de ceux qui essayaient de rassurer les experts en leur parlant.
La seconde d’avant leur exécution, trois des assassins discutent. Celui qui filme est hors champ. Les deux autres sont bien identifiables, ils portent bandeaux et foulard rouges, mais pas de fétiches apparents. Les experts, eux, sont assis et tendus. Ils savent que l’heure est grave. Mais il n’y a aucune menace physique. Jusque-là, ils ont marché librement. Leurs interlocuteurs les rassurent en leur disant que tout va bien, qu’ils vont à la Tshiota, et qu’ils vont voir un chef. L’Américain Michael J Sharp s’alarme du nombre d’armes à feu et de couteaux qu’il voit entre les mains de ce groupe de présumés miliciens. Il leur demande s’ils ont le sentiment qu’eux, les « Onusiens », sont venus pour les attaquer.
Non, maîtrise-toi. Maitrise-toi. »
Extrait de la vidéo du meurtre des deux experts onusiens, le 12 mars 2017.
Quelques secondes plus tard, Michael J Sharp et Zaida Catalan sont tués. C’est une exécution sans autre forme de procès. Les tueurs utilisent, après coup, quelques paroles justificatrices ou formules rituelles propres aux Kamuina Nsapu, en accusant les experts onusiens d’être venus leur faire du mal ou d’être des « jeteurs de maléfices ». Mais les deux donneurs d’ordres restent toujours hors champ et mélangent par moment tshiluba, français et lingala ou swahili. Or, pour les Kamuina Nsapu, ce sont des « langues de cochons ».
Parlez-leur calmement, ils risqueraient de chercher à s’enfuir. Ne les stressez pas. (…) Cessez de parler avec des gestes. »
Principal donneur d’ordre aux autres tueurs, extrait de la vidéo du meurtre des deux experts onusiens, le 12 mars 2017.
Le crime semble avoir été planifié non loin, à Bunkonde. C’est celui qui filme qui le dit. Difficile de savoir de qui ou de quoi il parle, mais le principal donneur d’ordre explique qu’à Bunkonde, on aurait menti en disant que ces armes ne marchaient pas. Dans la zone où les experts ont été enlevés, la principale Tshiota, le « feu sacré » est à Ngombe, à 24 km de Bunkonde. C’est l’une des plus actives du territoire de Dibaya. Elle a été fondée après la mort de Kamuina Nsapu. Ses adeptes, qui fuyaient la répression, sont venus s’installer à Ngombe, de l’autre côté de la N40. Depuis cette Tshiota, chaque village a été « contaminé », créant sa milice. Mais aujourd’hui, il n’y a plus aucune milice active à Bunkonde. Et pour cause, le dimanche 12 mars 2017, la localité est tenue par l’armée congolaise. Des renforts y sont même arrivés le vendredi soir précédent, c’est-à-dire le 10 mars, après des combats avec des groupes de milices des environs. À Bunkonde, militaires et anciens miliciens cohabitent.
L’auteur de la vidéo prononce aussi les mots « chef d’État » et « lance-roquette ». Quel est le sens de ces mots ? S’agit-il de surnoms ? Difficile de le dire. Juste avant le meurtre, il explique que « lance-roquette est déjà activé(e) ». C’est lui encore qui insulte les cadavres des experts, se corrigeant quand il se trompe de mot entre le swahili et le tshiluba. Il reste hors champ, mais c’est l’un des personnages centraux. Avant le crime, il rassure les experts, retire le cache de sa caméra et ordonne leur mort. Il tire un coup de feu sur chacun d’eux pour être sûr de les avoir achevés.
Qu’ils parlent en tshiluba. Nous sommes des Baluba. Monsieur, parle le tshiluba. »
Extrait d’une vidéo montrant l’interrogatoire de policiers capturés, attribuée par la police congolaise à des miliciens Kamuina Nsapu.
Deux autres vidéos d’exactions sont attribuées aux miliciens Kamuina Nsapu. L’une d’elles date du mois de mars 2017. Elle est présentée par la police congolaise le même jour que celle du meurtre des experts de l’ONU. Objectif : confirmer la thèse du caractère terroriste des Kamuina Nsapu. Sur cette vidéo, de présumés miliciens ont capturé des policiers, et les interrogent au milieu d’un village. Selon la police congolaise, ils seront tous décapités peu après. Tous sauf ceux qui parlent la langue des miliciens, c’est-à-dire le tshiluba, selon le porte-parole de la police. La deuxième vidéo n’est pas datée, mais elle montre le résultat d’une attaque contre un poste de police. Les miliciens emploient l’une des formules rituelles que l’on retrouve dans la vidéo du meurtre des experts : « Que cette terre soit la vôtre ». Une formule censée conjurer le mauvais sort. Mais il n’y a pas que des hommes portant des bandeaux rouges flambant neufs, et armés de fusils de chasse. Les assaillants sont aussi des femmes et des enfants, armés pour l’essentiel de bâtons de bois et d’armes blanches. Tous disent très exactement ce qu’ils reprochent à leurs victimes. Ils ne se cachent pas.
Attaque d’un poste de police par des miliciens Kamuina Nsapu
Officiellement, après le double assassinat du 12 mars, le secrétariat général de l’ONU, les États-Unis et la Suède ont ouvert une enquête. Mais trois mois après la mort des deux experts, seule la Monusco, au moyen de sa police, UNPOL, enquête au Kasaï-Central. Les familles de Michael J Sharp et Zaida Catalan demandent davantage. Ils veulent une enquête indépendante, une « enquête spéciale » ordonnée par le Conseil de sécurité ou à défaut par le secrétaire général de l’ONU. Au moment où nous publions cette enquête, le 13 juin 2017, l’ONU se borne jusqu’ici à attendre les résultats d’ici fin juillet d’un Comité d’enquête , dont la tâche essentielle est d’évaluer les procédures internes à l’ONU et de faire leur évaluation.
La mort de ces deux experts est sans doute l’un des évènements les plus marquants, symboliquement, de l’après 19 décembre . Depuis la nomination du premier groupe, en 1999, aucun expert n’avait jamais été touché. C’est l’un des derniers tabous qui est transgressé. Désormais, on tue des experts indépendants au Congo. Le gouvernement congolais, lui, a rapidement bouclé son enquête ¬- trop rapidement, dit l’ONU – et le procès a déjà commencé. Pour le pouvoir de Kinshasa, il n’est pas question d’une enquête internationale indépendante ni sur les fosses communes, ni sur la mort de Michael J Sharp et Zaida Catalan.
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