arginalisés de la société, privés de certains de leurs droits et de leurs terres ancestrales, les premiers habitants de Taïwan ont connu et connaissent encore nombre d’injustices et d’inégalités. Mais ils font aussi face à un défi de taille : la disparition de leur culture traditionnelle. Dans quatre villages, appartenant à 4 des 16 ethnies officiellement reconnues par l’Etat, Clément Robin et Baptiste Condominas sont allés à la rencontre de ceux qui luttent, chacun à leur manière, pour préserver leur mode de vie, leur art et leurs coutumes.








  Vue du village de Taromak, à l’ouest de Taitung. © Baptiste Condominas.


Notre voyage commence dans le comté de Taitung, au sud-est de l’île. La tribu Taromak, de l’ethnie Rukaï, est installée au pied de montagnes verdoyantes, dans une vallée escarpée. Mais il n’en a pas toujours été ainsi. Après nous avoir présentés aux ancêtres défunts, dont l’autel se dresse à l’entrée du village, Cegaw, un jeune de la communauté nous explique que la tribu a été déplacée à de multiples reprises au cours de son histoire. Comme beaucoup d’autres aborigènes, ils ont été chassés des montagnes pour être relogés en contrebas.


Sur la place centrale du village où sont célébrées les fêtes traditionnelles. © Baptiste Condominas.


Aujourd’hui, Cegaw et d’autres cherchent à reconstruire leur ancien village, vieux de 300 ans, encore accessible depuis une route dans la montagne. Un moyen de retourner aux sources et de renouer avec leurs traditions.



© Baptiste Condominas.


Pour autant, les Taromak sont aussi tournés vers l’avenir. Ils ont récemment installé des panneaux solaires dans le village, avec pour objectif de devenir bientôt la première communauté 100% verte et autosuffisante du pays. « Les enfants du soleil » y voient un enjeu majeur, à la fois environnemental, économique et culturel.



Cegaw devant les panneaux solaires installés sur le toit du centre communautaire du village.© Baptiste Condominas.




Mais dans sa lutte pour son autonomie énergétique, la tribu cherche également à récupérer la gestion du petit barrage hydraulique de Dong-Xing, bâti sur ses terres ancestrales et dont l’eau est principalement destinée aux agriculteurs et habitants de la plaine.



Le barrage de Dong-Xing est situé en amont de la rivière qui traverse le village. © Baptiste Condominas.



Toutes ces démarches sont les différents aspects d’un même combat pour les Taromak : préserver une culture « mise en danger par les politiques d’assimilation », estime Monsieur Pan, président de l’association culturelle locale. Et c’est aussi pourquoi, chaque année, la tribu continue de maintenir et d’organiser les grandes cérémonies traditionnelles.



L'association culturelle, que préside Monsieur Pan, organise des cours d'histoire et de langue, mais aussi d'herboristerie ou de chasse, afin de renouer avec les traditions © Baptiste Condominas.









  La plage où l'hôtel Mei-Li Wan a été construit. © Baptiste Condominas.


Sur la côte est de l’île, Dulan est un grand village habité en majorité par des membres de l’ethnie Amis. Situé à quelques pas de la plage, ce village possède un littoral attrayant pour les touristes et les surfers. Malheureusement, il attire aussi les promoteurs immobiliers. Les aborigènes se battent régulièrement pour ne pas être expulsés de leurs terres et préserver leurs plages.



Sing Sing, une militante Amis qui s'est vivement opposée à la construction du complexe hôtelier. © Baptiste Condominas.


L’activiste Sing Sing est aux premières loges de ces luttes, dont celle contre l’installation de l’hôtel Mei-Li Wan sur des terres Amis. Si ses façades défigurent encore la côte, le complexe hôtelier est aujourd’hui à l’abandon, après des années de mobilisation, sur le terrain et devant la justice. « C’est une victoire, mais nous sommes encerclés de projets semblables. Or, la mer est notre garde-manger, ce sont nos terres, on ne peut pas nous en priver… »



Long-ge, militant aborigène, a construit un bateau traditionnel Amis en suivant les méthodes de fabrication utilisées par ses ancêtres. © Baptiste Condominas.


Ce rapport des Amis à la mer, c’est ce que veut préserver Long-ge. Ce militant aborigène a aussi construit un bateau traditionnel Amis, en suivant les méthodes de fabrication utilisées par ses ancêtres. Des méthodes aujourd’hui disparues, tout comme la pêche traditionnelle. Un moyen pour lui de « renouer avec les traditions » mais aussi de « marquer les esprits ». « Un jour, on le mettra à l’eau et on fera le tour de l’île en s’arrêtant dans les tribus pour sensibiliser les gens aux causes aborigènes », explique-t-il.



© Baptiste Condominas.




|  Le style du chanteur Suming est un mélange de musique pop et de sonorités traditionnelles


Mais Dulan est aussi un centre important de la culture Amis, fréquenté ou habité par nombre d’artistes de cette ethnie. C’est le cas du célèbre chanteur Suming, qui organise deux années sur trois un festival de musique aborigène. Entre deux notes de musique, il nous explique qu’il est important de « faire connaître la culture Amis ». Mais pour lui, qui intègre des chants traditionnels dans sa musique pop, il faut aussi vivre dans l’air du temps : « Je veux montrer aux gens que la musique traditionnelle peut évoluer. »



L’ancienne raffinerie de sucre de Dulan est l’un des bâtiments qui interpellent à notre arrivée dans le village © Baptiste Condominas.




|  Certains chants Amis sont dépourvus de paroles précises, uniquement constitués d’effets vocaux traduisant une ambiance ou un état d’esprit


Suming, un chanteur Amis très en vogue à Taïwan. © Baptiste Condominas.




Siki Sufin, lui, fait passer son héritage par la sculpture. Dans son vaste atelier, il taille le bois à coups de tronçonneuse, dont émerge des créatures mythologiques ou des soldats ailés. Ces derniers représentent les aborigènes enrôlés sous l’occupation japonaise et morts à l’étranger durant la guerre. « Une douleur » que le sculpteur veut faire connaître et reconnaître. « C’est notre rôle d’artiste et d’aborigène d’éduquer le pays, car la société ne sait pas tout ça », souligne Siki Sufin.



Siki Sufin, sculpteur Amis.© Baptiste Condominas







  Les danseurs mélangent danse contemporaine et traditionnelle aborigène. © Baptiste Condominas


De l’autre côté des montagnes, à l’ouest de Taitung, se trouve le petit village de Sandimen. C’est là que s’entraînent les quatre danseurs de Tjimur, une compagnie de danse Paiwan, une ethnie implantée dans le sud de l’île. Nous nous rendons dans leur salle de répétition, qui domine la vallée de Pintung, la grande ville la plus proche.



Baru et Ljuzem Madiljin, un frère et une sœur à l'origine de la compagnie Tjimur. © Baptiste Condominas




A l’origine de cette troupe : Baru et Ljuzem Madiljin, un frère et une sœur diplômés de danse. Après avoir fait carrière chacun de leur côté, ils ont décidé de se réunir il y a une dizaine d’années pour créer la première compagnie de danse centrée sur la culture Paiwan.



© Baptiste Condominas.


Mais leur particularité consiste aussi à mélanger danse contemporaine et traditionnelle. Un moyen pour eux de toucher un maximum de personnes pour faire connaître la culture aborigène. Pour la directrice artistique Ljuzem Madiljin, « c’est un combat pour tous les aborigènes et les populations autochtones du monde d’être vus, d’être reconnus ».








  Situé à 1 500 mètres d'altitude, Smangus est l'un des villages les plus reculés de Taïwan, il faut plusieurs heures de conduite chaotique pour l'atteindre. © Baptiste Condominas.


Nous sommes au cœur des montagnes escarpées de Taïwan, où se trouve le petit village de Smangus, qui compte 200 aborigènes Atayal. C’est l'un des derniers villages taïwanais à avoir eu accès à l’électricité et au téléphone et à avoir été reliés par une route en 1995. Auparavant, les enfants du village devaient marcher une dizaine de kilomètres pour atteindre l’école la plus proche, dans le village de l’autre côté de la vallée.



© Baptiste Condominas.


Depuis, comme la plupart des tribus aborigènes de l’île, la communauté fait face à un problème majeur : le départ des jeunes vers les grandes villes pour étudier ou trouver du travail. Pour dynamiser le village, la tribu a trouvé sa mine d’or : des arbres millénaires qui attirent chaque année des milliers de touristes, taïwanais pour la plupart.



Les arbres millénaires sont une véritable attraction pour les touristes qui se rendent dans la tribu. © Clément Robin.




Mais face à cet afflux de visiteurs, certains habitants craignent de voir leur culture s’éteindre petit à petit. « S’il n’y avait pas les touristes, ce serait très dur de vivre ici, à Smangus, parce que nous sommes loin de tout. Le tourisme est notre principale source de revenu, se défend le chef du village. Mais en même temps, c’est vrai qu’il y a beaucoup de touristes et nous essayons de limiter leur nombre un peu plus chaque année. Avant, il y avait 400 places d'hébergement pour les touristes, puis on est passé à 300, et nous avons finalement décidé de passer à 250. »



Le chef du village, lors de la réunion matinale où sont réparties les tâches pour la journée. © Clément Robin.




|  Le chef du village explique l’importance du tourisme pour la survie de Smangus



L’intégralité des revenus tirés du tourisme est redistribuée dans la communauté : retraites, frais de santé, éducation, etc. « Les habitants qui travaillent directement pour l’accueil des touristes (restauration, guides, chambres d’hôtes, etc.) perçoivent un salaire. Les études des jeunes du village sont prises en charge, ainsi qu’une partie de la nourriture et bien sûr les investissements pour les infrastructures du village », explique La Hui, l’un des cadres de la tribu.





© Clément Robin.


|  La Hui revient sur la redistribution de l’argent au sein de la communauté



L’objectif de cet « Etat providence » à l’échelle du village est d’offrir à ses habitants le confort nécessaire pour éviter leur fuite vers les grandes villes. Un moyen de préserver la culture des aborigènes Atayals, qui doivent en échange s’engager à respecter les règles fixées par la communauté. Il est par exemple interdit pour les habitants de consommer de l’alcool ou du tabac, sous peine d’être privés de salaire.






Analyse :

Jérôme Soldani enseigne au département d'ethnologie de l'Université Paul-Valéry de Montpellier. Il est chercheur au Centre d'études et de recherches comparatives en ethnologie. Docteur en anthropologie, spécialiste des pratiques ludiques et sportives à Taïwan, il travaille ces dernières années plus spécifiquement auprès des populations autochtones de l’île.