Cinquante après l’indépendance du Cap-Vert, le 5 juillet 1975, RFI publie quatre lettres adressées par Amilcar Cabral, icone panafricaine et anticoloniale assassinée en 1973, à sa première compagne, Maria Helena Atalaide Vilhena Rodrigues. Ces quatre textes, extraits de l’ouvrage Lettres d'Amilcar Cabral à Maria Helena - L'autre face de l'homme, sont à l’honneur dans un numéro spécial de l’émission de RFI, La Marche du monde. Des documents exceptionnels, traduits pour la première fois en français, illustrant la saisissante modernité d’un couple et son influence méconnue sur le fondateur du Partido africano da independência da Guiné e Cabo Verde (PAIGC).
« Cette première lettre est très importante », affirme Maria-Benedita Basto, historienne spécialiste de l’Afrique lusophone, qui s’est chargée de présélectionner ces quatre précieux documents, et les a traduits avec sa consœur Catherine Mazauric. Amilcar Cabral est alors un étudiant de 23 ans en agronomie, au Portugal, la puissance coloniale. À Lisbonne, celui qui est né dans l’actuelle Guinée-Bissau s’est beaucoup rapproché d’une de ses rares camarades féminines, Maria Helena Atalaide Vilhena Rodrigues, Portugaise blanche. « Il va direct à ce qui gêne : le racisme, le fait qu'ils sont peut-être en train de commencer une relation entre un homme noir et une femme blanche, donc, une relation mixte. Ce qui n'est pas du tout courant à l'époque et notamment dans les milieux de sa femme, voire dans les milieux de Cabral ». Des préjugés qu’Amilcar Cabral balaie d’un : « Ils ne savent pas que je sais que je suis noir. » Maria-Benedita Basto décrypte ce raisonnement : « Cabral retourne les phrases pour pouvoir aller vraiment au point très fin qui est peut-être que, quand il est regardé, il arrive à déconstruire ce regard porté sur lui. » Outre cet étonnant recul, Amilcar Cabral affiche une foi en l’avenir et un optimisme éclatants : « Heureusement, nous avons la certitude que les enfants de ceux qui aujourd’hui tiennent de tels propos et te manifestent leur désapprobation seront plus éclairés que leurs parents et sauront comprendre que "l’Humanité est une grande famille à laquelle appartiennent tous les peuples." »
25 avril 1948
Lena,
J’aimerais, chérie, commenter « tout » ce qui a été dit mais, pour paraphraser Natividade, je dirai que « ce n’est pas la peine de gaspiller de l’encre pour des propos aussi malfaisants ». Ils sont malfaisants car ils sont dépourvus de toute valeur ; malfaisants encore car ils avilissent ceux qui les ont proférés, même sans réfléchir ; malfaisants enfin car ils sont le produit d’une chose déplorable, de la blessure née dans l’âme du fait de la fausseté de préjugés issus de conditions fabriquées par l’homme lui-même, de l’obstination (aveugle, d’ailleurs) en une erreur qui aujourd’hui, alors que les opportunités sont trop rares, est infirmée grâce aux manifestations les plus palpitantes des réalités, des réalités que la Vie manifeste et que la Science démontre.
Je ne saurais peut-être même pas dire pourquoi, mais dans de telles circonstances, cela me rappelle presque toujours la phrase du Christ : « Père, pardonne-leur : ils ne savent pas ce qu’ils disent »1.
Oui, chérie, nous pardonnerons, parce que nous savons ce que nous voulons, parce qu’ils ne savent pas ce que nous savons.
Ils ne savent pas (j’aimerais pouvoir le leur dire) que je sais que je suis noir, c’est-à-dire que je ne suis ni caucasien ni mongoloïde mais qu’entre ces trois races ne résident que des différences de couleur de peau et de quelques traits physiques ; que tu sais que je suis noir et, plus encore, que ce n’est pas dans la couleur de peau que réside la valeur d’un homme, ni les caractéristiques pouvant dénoncer sa supériorité ou son infériorité par rapport aux autres individus.
Ils ne savent pas, Lena, quand ils disent « Elle ne tient pas le coup », qu’en réalité tu n’as rien à supporter, à part, de mon côté, quelques désagréments passagers qui te viendraient naturellement de n’importe quel homme, et, du côté des mécontents, une incompréhension facile à lever, fille, d’ailleurs, de l’ignorance et de l’aveuglement causés par des préjugés infondés ; que ton amour pour moi n’est pas un amour de martyre ou de sacrifiée, mais bien l’amour d’une Femme pour un Homme, un amour qui rend digne et élève. J’aimerais leur dire, Lena chérie, que la « ligne de couleur » est un mythe que l’Humanité, heureusement toujours en progrès, est en train d’ôter de son sein, comme elle l’a fait pour beaucoup d’autres mythes.
Ils ne savent pas, Lena, qu’à la question « Que deviendra-t-elle quand elle aura un enfant », tu pourras répondre tout simplement2 que tu seras une Mère. Mais une mère consciente de sa mission, impliquée dans les problèmes de la Vie, et qui saura préparer ses enfants au Monde et pour le Monde. Heureusement, nous avons la certitude que les enfants de ceux qui aujourd’hui tiennent de tels propos et te manifestent leur désapprobation seront plus éclairés que leurs parents et sauront comprendre que l’« Humanité est une grande famille à laquelle appartiennent tous les peuples ».
Ils ne savent pas, Lena, que nos enfants, qu’ils soient blancs, bruns ou métis3, seront des hommes ou des femmes dont l’objectif primordial sera de défendre les intérêts de leurs semblables et de venir à bout de tous les préjugés avilissants qui contredisent les valeurs les plus élémentaires de la Morale ou de la Religion.
Ils ne savent pas, Lena, que je préfère toutes les futilités que tu peux déployer à la « sagesse » de toute autre femme, car je sais que, quelles qu’elles soient, elles ne feront que manifester ta féminité – ce qui ne peut qu’embellir notre Vie, car je te comprends et je veux te comprendre, car tu me comprends et tu veux me comprendre. Oui, tu as raison : ils ne rêvent pas et ne pourront jamais imaginer (les préjugés déforment tout) à quel point tu es capable de m’aimer, à quel point tu es sourde à leurs dires. Mais une surdité active qui se traduira par une destruction systématique de tous les faux arguments qu’ils peuvent te présenter.
Oui, chérie, tu as raison : « nous devons étudier, travailler, élever notre esprit au-dessus de tant de choses pour pouvoir comprendre ». Car comprendre, au fond, c’est déjà aimer, et nous aimons et aimerons même ceux qui nous contredisent, car, après tout, ils ne sont pas coupables de ce qu’ils disent, parce qu’ils le disent sans conscience, seulement parce qu’ils « l’ont entendu dire ». Cela me rappelle les paroles d’Albert Schweitzer, médecin et professeur titulaire de médecine, qui a abandonné sa position en Europe pour se consacrer aux Noirs en Afrique : « Il existe une pureté essentielle dans la personnalité humaine, quelles que soient la race, la couleur et les conditions de vie. Si cet idéal est abandonné, l’homme pensant, intellectuel, cessera d’exister, et cela signifiera la fin de la culture et même de l’humanité ». Il a écrit ces mots après un long séjour parmi les Noirs. Aujourd’hui, face à ce que tu m’as dit, ces mots me reviennent à l’esprit. Oui, c’est parce que je crois, malgré toutes les manifestations d’un manque flagrant de « délicatesse d’âme », en cette « pureté essentielle de la personnalité humaine », que je ne suis pas troublé par les propos et la désapprobation des grincheux, regrettant seulement de ne pas pouvoir leur parler.
Et je reste serein, de plus en plus confiant, car je sais qu’ils n’influenceront en rien notre amour, et je crois que tout ce qu’ils diront ne servira qu’à renforcer les liens qui nous unissent, nous donnant une conscience plus pleine de nos responsabilités.
J’aimerais, Lena chérie, que tu sois à mes côtés en ce moment pour te dire combien ta lettre m’a réjoui ; pour te dire une fois de plus – et je sais que je te le dirai toute ma vie – combien je t’aime.
Amílcar
1 En écrivant « (…) ils ne savent pas ce qu’ils disent » au lieu de « ils ne savent pas ce qu’ils font », les paroles du Christ sur la croix, Cabral met précisément l’accent sur les discours, les paroles nuisibles des proches ou de la société qu’une relation amoureuse mixte suscitait.
2 En portugais l’expression utilisée est « muito singelamente ». Le mot « singela » correspond très bien aux sentiments de Cabral pour Maria Helena. Dans ce mot, il y a tout un paysage, les fleurs des champs, une sorte de manière d'être mésologique et écologique.
3 « Mulato » est le terme utilisé par Cabral.
Amilcar Cabral conclut cette deuxième lettre, quatre mois après la première : « Il y a deux vérités que j’aimerais voir redites ici […] : l’une est que je dois partir pour l’Afrique ; l’autre, Lena [surnom de Maria Helena, NDLR], l’autre est celle-ci : je t’aime. » Le jeune homme, qui est né en Guinée-Bissau et a grandi au Cap-Vert, affirme que sa place est sur le continent, tout en assurant comprendre que Maria Helena puisse rester au Portugal. « On imagine les discussions qu’ils ont eues sur ce qu’ils vont faire après le mariage, où est-ce qu’ils vont vivre, souligne Maria-Benedita Basto. Apparemment, Cabral avait promis à la famille de Maria Helena que, s'il allait en Afrique, elle pourrait rester au Portugal. Mais on voit que Cabral est quelqu'un qui a des rapports fusionnels. Et c’est très intéressant, parce qu’en même temps, ce n’est pas une relation de domination ». Le futur penseur et leader politique souligne néanmoins dans ce courrier : « J’ai décidé de laisser passer du temps, absolument convaincu que tu finirais par admettre l’impossibilité de vivre séparés et, plus encore, de mon maintien en métropole après mes études. » Maria-Benedita Basto voit dans ce discours, qui semble préparer psychologiquement Maria Helena à un départ en Afrique, un trait caractéristique de Cabral : « C'est tout son côté pédagogique, comme on va le voir un peu plus tard avec la façon dont il va conduire les militants (du PAIGC). »
20 août 1948
Lena
J’ai reçu ta lettre et je tiens à te dire que j’y ai vu, pour ce qui est des questions fondamentales qu’elle aborde, la répétition d’attitudes que tu as déjà eues auparavant. C’est pourquoi je ne vais pas analyser et discuter des questions que je suppose déjà mûrement réfléchies dans ton esprit. Cependant, note que, quand tu fais référence aux personnes qui te disent des choses ahurissantes à cause de la couleur de ma peau et que tu me dis : « J’ai peur que nos enfants n’aient pas ta façon fantastique de voir les choses et souffrent de toutes ces sottises » et « Ils vont jusqu’à me faire douter de toi », je sens monter en moi un certain doute et je pense que si je considérais « la question de notre amour » comme un combat, je pourrais conclure que tu n’as pas encore décidé quel camp tu préfères, ou que, au mieux, tu as un pied dans un camp et l’autre dans l’autre camp. Mais je ne l’envisage pas ainsi et, de plus, il m’est impossible de discuter avec des personnes qui, semble-t-il, ont tant d’influence sur ton esprit. Ce qui est certain, c’est que s’ils ont tort quand ils disent que tu m’aimes par suggestion, nous n’avons pas à nous soucier de leurs dires. Tant que nous sommes absolument conscients de notre position quant à la sérieuse question de notre vie, peu importe ce que dit tel ou tel, non seulement parce que, d’une manière générale, cela n’a pas d’importance, mais aussi parce que, dans ce cas particulier, sur cette question de « Ce genre de mariages échoue toujours », ils ne savent pas de quoi ils parlent .
Je pourrais bien sûr analyser ici et de nouveau les causes de l’erreur ou des illusions sur lesquelles reposent ces opinions et t’affirmer que le mythe des races n’est qu’un mythe. Mais je ne le ferai pas. Je ne le ferai pas parce que ce serait une répétition, et la répétition, ici, traduirait de ma part un manque de confiance en toi. Car je pense qu’il est temps de nous montrer fermes dans notre résolution de « cheminer ensemble ». Tu qualifies tout cela de « petits inconvénients de la distance » mais je veux te dire que j’étais absolument certain que la distance n’apporterait aucun inconvénient à notre vie actuelle, si ce n’est celui de la saudade. Il est temps que nous ressentions les choses ensemble, même si nous sommes loin l’un de l’autre. C’est pourquoi je m’abstiens de commenter ce qu’on te dit, sans pour autant cesser de comprendre que tu me le dises. Je ne parlerai pas non plus du fait qu’on me considère comme « vaniteux » ou « prétentieux » (dans mes écrits, mes paroles ou ma manière d’être), car je sais bien (et je pense qu’il est temps que tu le saches aussi) jusqu’où vont ma vanité ou ma modestie. Je ne peux m’empêcher de citer le vieux dicton humoristique : « Laisse-les parler-les... » .
Mais il y a un problème que je veux aborder en profondeur. Je veux même qu’il soit résolu de manière définitive, car, de ce que je comprends, nous ne pouvons repousser cette résolution à plus tard. C’est le problème qui a donné lieu à cette affirmation de ton frère : « Que je ne pouvais en aucun cas quitter Carlota (elle aussi est convaincue que je ne la quitterai pour rien au monde, et moi, également) ». C’est le problème dont tu laisses entrevoir la solution dans cette affirmation : « Je sais, chéri, que tu n’échangerais pas contre moi la vie que tu as imaginée, je sais que tu as assez de courage pour me quitter, si tu sais que je ne quitterai jamais ma famille qui a besoin de moi. » Tu te rappelles certainement que dès la première fois où nous avons abordé ce sujet, mon opinion était que, même si je comprenais qu’il existât de multiples facteurs qui pouvaient te faire hésiter à toujours m’accompagner, ce problème ne devait pas être posé. Et je me suis expliqué : je comprends que lorsque deux personnes décident d’unir leurs vies, elles peuvent hésiter face à de nombreux problèmes, mais pas face à celui qui met en jeu le fait de vivre, ou non, ensemble pour toujours. Il serait intéressant, par la suite, d’examiner les conditions qui influenceraient leur décision dans le sens de rester (définitivement ou temporairement) en un lieu ou un autre. Or, moi qui ai aussi une Mère à qui je dois la vie, à qui je dois tout ou presque tout ; moi qui ressens et pense les problèmes de mes semblables, et évidemment de mes semblables les plus proches, c’est-à-dire ceux sur la vie de qui j’ai une certaine influence, je ne pouvais manquer de comprendre la légitimité, la « raison d’être » de toutes les forces qui te retiennent à ta terre Et c’est précisément pour cela, Lena, que lorsque Carlota t’a écrit pour t’exposer, avec la clarté, la franchise et l’intelligence qui la caractérisent, son point de vue sur le problème en question, je t’ai dit : « Tu peux dire à Carlota, Lena, que tu n’iras pas en Afrique, que je ne voudrais en aucun cas lui causer davantage de chagrins dans la vie ». Je t’ai dit cela et, intimement, consciemment, douloureusement, j’ai pris la décision de sacrifier (pardonne-moi l’expression) tout l’amour que je te porte, tout mon rêve, en m’éloignant de toi, en cherchant à provoquer en moi un changement (lent ou brusque), en refoulant mes sentiments, afin de te laisser vivre ta vie. Je ne sais pas si ta sensibilité (j’adore ta sensibilité) a remarqué ma prétention. Ce qui est certain, cependant, c’est que je n’ai pas obtenu ce que je voulais. Et j’ai décidé de laisser passer du temps, absolument convaincu que tu finirais par admettre l’impossibilité de vivre séparés et, plus encore, de mon maintien en métropole après mes études, abandonnant alors toutes mes aspirations (qui traduisent celles de millions d’individus), abandonnant l’Afrique.
D’autres que toi verraient dans mon attitude le reflet de mon égoïsme. Mais tu sais, comme moi, quelles forces m’appellent en Afrique, des forces auxquelles je ne résisterai pas, car ce serait me trahir, trahir la Vie elle-même.
Certes, j’ai aussi une famille, en laquelle brille toute la lumière bienfaisante et affectueuse venant de ma Mère, une famille qui, dans la mesure où je peux lui être utile, a besoin de moi. Mais ce n’est pas cela qui m’appelle en Afrique, d’autant plus que, jour après jour, je suis de plus en plus convaincu que je n’irai pas au Cap-Vert. Ce qui m’appelle, Lena (et tu le sais bien), ce sont les millions d’individus qui ont besoin de ma contribution dans la lutte ingrate qu’ils mènent contre la Nature et contre les hommes eux-mêmes. Ce qui m’appelle, c’est finalement l’Humanité elle-même, qui me demande, voire qui exige que j’accomplisse mon devoir d’Homme. Et tout me dit, Lena, tout me dit que mon poste de travail, du moins au début, est là-bas. Là où très peu ou rien encore n’a été fait. Là où, malgré les villes dynamiques et belles du littoral, il y a encore des millions d’êtres (des êtres humains, Lena) qui vivent dans une totale obscurité. Là où la Technique et la Science ne sont encore que des ombres, où la Nature, riche en secrets, vierge de richesses et de secrets, offre à ceux qui veulent travailler et faire quelque chose pour les Hommes les motifs les plus intéressants pour la profession que nous avons choisie. Là où la vie m’appelle, où je vais vivre une partie de ma vie, parce que la vie elle-même l’exige de moi.
Oui, je sais que certaines difficultés dresseront des obstacles sur la route que je souhaite emprunter. Oui, je sais qu’ici, en métropole, ma tâche serait sans doute beaucoup plus facile, bien meilleures les conditions de mon travail. Et, en conséquence, ma vie, notre vie, serait embellie de fleurs beaucoup plus abondantes. Mais là-bas aussi, il y a des fleurs et de la vie qui m’appelle.
Non, Lena : je ne veux pas que la vie soit pour toi la conséquence d’un déplacement, d’un permanent ne-pas-être-là-où-tu-devrais-être. Si j’ai cru (et crois encore) qu’il te serait possible de toujours m’accompagner, c’est parce que je pensais que tu ne serais pas déracinée. Aujourd’hui, puisque les circonstances l’exigent, je veux te dire que, si c’est totalement impossible, tu ne m’accompagneras pas. Mais moi je dois partir. Une fois mes études terminées, je ne resterai en métropole que si je ne peux absolument pas partir pour l’Afrique. Je ne compte pas y passer toute ma vie, ni vivre dans le sertão, loin des grands centres. Je compte seulement vivre une partie de ma vie en Afrique et vouer, avec toute la bonne volonté dont je suis capable, avec tout l’amour immense qui m’anime, mes efforts à l’action pour les peuples africains, pour les hommes en fin de compte. C’est la même chose que je donnerais ici, mais il se trouve qu’il y a là-bas beaucoup plus de gens à qui donner et beaucoup moins de donateurs. Tu me comprends, je le sais. Tu me comprends, mais tu ne peux pas te sacrifier, sacrifier ta vie à la mienne, déjà parce que tu ne peux pas, déjà parce que je ne le permettrais pas. Et c’est pour cette raison même que je vais rester convaincu que le problème en question est résolu. Je veux dire : je me soumets consciemment à cette contingence de la vie : je dois partir en Afrique.
J’ai cru un moment que tu viendrais avec moi où que ce soit. Et il y a quelques jours, quand tu m’as dit dans une lettre : « J’irai avec toi où que tu ailles », ma conviction s’est renforcée. Mais aujourd’hui, je vois que je me suis trompé, que tu ne sais pas encore si tu viendras ou pas. Je maintiens mon opinion selon laquelle il est trop tôt pour apporter une solution définitive à ce problème. Mais comme la question a été soulevée et qu’il m’a semblé utile d’exprimer ce que je pense et ressens sur le sujet, je l’ai analysé et je suis arrivé à la conclusion exposée ci-dessus.
Note bien : je t’ai parlé indépendamment de notre amour, de mon cas particulier. Cela précisément parce que je comprends que, lorsque deux personnes s’aiment, comme je crois que nous nous aimons (je ne crois pas à l’amour par « suggestion »), elles veulent toujours vivre ensemble. Et elles vivront ensemble dans le lieu où la vie leur offre les plus grands horizons dans la perspective d’être utiles à l’Humanité. Et je pense que tu es d’accord avec moi pour dire que cet endroit, pour nous, et parce que je suis l’un de ces individus, doit être l’Afrique.
Je t’ai parlé indépendamment de notre cas particulier, de notre amour. Car ici, je ne peux m’empêcher de le dire, je suis immensément désolé de ne pouvoir satisfaire spontanément ton désir, ton désir de rester en métropole. Crois-moi, Lena, cela fait quelque temps déjà que j’ai décidé de te donner tout ce qu’un homme peut donner à une femme. Tout ce qui pourrait faire ton bonheur, qui est aussi le mien, sans pour autant trahir la Vie elle-même. Je sais, Lena, je sais combien je souffre en te parlant ainsi, combien me torture la certitude qu’à cause de ce problème, tous les châteaux que j’ai construits pour nous pourraient s’écrouler.
J’ai déjà beaucoup écrit et je suis complètement épuisé. J’ai quitté le travail à six heures et je t’écris ici, à la Caixa , depuis le moment où j’en ai fini avec mes dossiers. Et il est déjà sept heures et demie. J’aurais encore beaucoup plus à te dire, mais je sais que tout le reste, tu le comprends. Il y a cependant deux vérités que j’aimerais voir redites ici, dans cette lettre qui aura certainement une grande importance ; deux vérités qui, à première vue, peuvent sembler contradictoires mais qui, au fond, dans leur interprétation la plus humaine et la plus humanitaire, sont jumelles, apparentées et se complètent ou constituent, en fin de compte, un tout harmonieux, VIVANT, guidant mes pas, conditionnant ma vie : l’une est que je dois partir pour l’Afrique ; l’autre, Lena, l’autre est celle-ci : je t’aime.
Amílcar
1 Il y a une faute de transcription, dans la lettre manuscrite. Cabral a bien écrit « tens » et non pas « tem ».
2 Cette fin de phrase est à lire en ayant en tête le même jeu de mots de la lettre du 25-04-1948, signalé en note de bas de page.
3 Le dicton complet est « Deixá-los falá-los que eles calalão-se-hão ». Il s’agit en effet d’un jeu qui tout en déformant la grammaire a comme but d’enseigner les règles (difficiles) des conjugaisons pronominales. Mais il y a aussi deux chansons brésiliennes, un samba, « Deixe falar essa gente », chanté par Almirante, 1931, et « Onde é que você anda » chanté par Carmen Miranda, 1938, qui jouent sur ce dicton tout en critiquant les dires mensongers, les rumeurs, des uns et des autres. N’oublions pas que Cabral était un grand connaisseur de la musique brésilienne.
4 Dans le manuscrit « deixas » et non pas « deixa » comme dans la lettre publiée, Cf. p.136 et p.141.
5 Les mots « no sentido » (« dans le sens de ») présents dans le manuscrit n’ont pas été transcrits dans la lettre publiée. Cf. p.136 et p.142
6 Le mot utilisé est « terra » que l’on traduit normalement par “pays” sauf qu’ici, en contexte colonial, son utilisation peut prêter à confusion.
7 La phrase en portugais est « O meu esforço no sentido de fazer alguma coisa pelas gentes africanas ». L’utilisation de « no sentido », « au sens de », par Cabral est un trait très important de son style, toujours très pédagogique, liant pensée et approche philologique, dans une recherche du mot juste.
8 Même construction que dans la note précédente, « No sentido de serem úteis à Humanidade »
9 « Caixa » était une institution bancaire à Lisbonne où Cabral travaillait pour pourvoir à ses besoins.
Changement radical de décor avec cette troisième lettre. Amilcar Cabral a désormais 28 ans, il est marié à Maria Helena, père d’une petite Iva, diplômé d’agronomie et est parti à Bissau pour travailler. « Cabral aurait aimé être envoyé par l'État portugais en tant qu'ingénieur agricole au Cap-Vert, mais le Cap-Vert est au-dessus de ses possibilités parce que le Portugal n'envoie pas de Noirs au Cap-Vert, recontextualise Maria-Benedita Basto. Alors, la Guinée lui apparaît comme une possibilité de travail et donc de pouvoir accomplir cette mission : se rendre utile et apporter son savoir et sa science aux populations africaines. » L’intéressé est particulièrement impatient d’y être rejoint par sa bienaimée.
« La Guinée, ma fleur, cette parcelle que je connais pour l’instant, est l’une des plus belles contrées que j’aie jamais vues, lui glisse-t-il. Une beauté qui sera complète lorsque tu seras à mes côtés, pour que nous la vivions ensemble ». Et Cabral s’investit particulièrement dans la recherche d’un emploi sur place pour Maria Helena. « Il pense à elle non seulement comme à une épouse mais aussi comme une collègue de travail, insiste l’historienne. C’est quelque chose de très important dans la façon dont il envisage la femme ». D’ailleurs, précise la maîtresse de conférences à la Sorbonne, « ils vont faire ensemble le premier recensement [agricole, NDLR] de la Guinée-Bissau. Donc, ils travaillent ensemble, ils écrivent ensemble. Et ça, peut-être, ce n'est pas suffisamment dit. Parce que, souvent on parle de Cabral et de ce recensement effectué, mais pas du fait qu’il a été fait par les deux. Or, Cabral, lui, citait le travail de Maria Helena à ses côtés ».
24/9/52
Lena, ma Lena chérie
Loin, infiniment loin, est le jour où je t’ai écrit ma dernière lettre, à bord du bateau qui m’emmenait en Guinée. La Guinée, ma fleur, cette parcelle que je connais pour l’instant, est l’une des plus belles contrées que j’aie jamais vues. Une beauté qui sera complète lorsque tu seras à mes côtés, pour que nous la vivions ensemble. Car depuis que je t’ai quittée, j’en suis réduit à une demi-perception qui ne prendra fin que lorsque, bientôt, mon amour, nous nous retrouverons. Ce sera, à coup sûr, le jour de la renaissance, de la résurrection à la plénitude de la vie. Plénitude de la vie, parce qu’elle est vécue, parce qu’elle est consacrée au travail au service de l’amélioration du monde. De ce monde qui, malgré tout, est une réalité palpable et rationnellement merveilleuse. Merveilleuse dans le sens où la réalité d’aujourd’hui se projette dans celle de demain, dans le lendemain des Hommes, de tous les Hommes.
J’aurais voulu, mon amour, te dire avec les mots les plus beaux, des mots infinis l’immense saudade qui vit en moi, qui vibre en moi. De l’immense espoir qui m’anime et s’identifie avec la certitude de t’avoir toujours à mes côtés. Mais silence. Silence dans la certitude que le cri de saudade et d’espoir qui parcourt mon corps, mon être, trouve son écho vivant dans la simplicité de tes gestes, dans la fermeté de ton regard, dans le sens vivifiant de tes aspirations, enfin, dans l’entièreté de ton être.
Maintenant, mon amour, je vais te raconter, en résumé, ce qui s’est passé depuis que je suis parti pour t’attendre, pour t’attendre, en attendant le véritable début de la tâche qui s’impose :
Voyage – Comme je te l’ai dit dans ma lettre précédente, c’était et ç’a été un voyage agréable. Je me suis fait quelques amis.
Guinée – La nature ici, malgré tout ce que les opinions métaphysiques peuvent en dire, invite au travail et à la conquête dans le sens de la « vivification de la vie ». Si j’ai une certitude – oh, et si j’ai des certitudes ! – c’est que ça te plaira. La terre et les peuples, les choses et les gens.
Travail – J’ai pris mes fonctions de Directeur du Poste Agricole Expérimental de Pessubé, le lendemain tout juste de mon arrivée. J’ai été content de faire la connaissance de mon collègue, le chef des Services Agricoles, qui m’a semblé une personne franche et bien intentionnée. Je me suis installé à la Granja le troisième jour de mon séjour ici. J’ai pu emprunter un lit et une table de chevet. J’ai apporté un peu de linge de lit, même si c’est peu. Notre collègue T. Ribeiro et le régent agricole Capucho sont installés ici. C’est le cas jusqu’à ton arrivée, moment où nous occuperons entièrement notre maison.
Maison – elle est tout simplement magnifique, mon amour. Elle est plus belle que 60% des chalets que nous avons admirés et elle est située dans un cadre merveilleux. Elle comprend quatre grandes pièces, une grande salle de bain, deux cuisines aérées, deux celliers, un couloir, deux escaliers de service, une véranda en ciment qui couvre les deux façades et le devant. Toutes les portes et fenêtres sont équipées de moustiquaires métalliques, ce qui évite d’avoir à en utiliser à l’intérieur Les fenêtres sont également vitrées. C’est une maison neuve, bien entretenue, il ne manque que l’eau courante et l’électricité. Nous avons un jardin avec des arbres, d’environ 200 m², dans lequel se trouve un puits (avec une pompe manuelle) qui fournit de l’eau de bonne qualité toute l’année. Enfin, mon amour, imagine une maison exactement comme celle dont nous rêvions, et tu auras une idée de celle dans laquelle nous allons vivre. Les photos que je t’enverrai bientôt, si elles sont bonnes, te donneront une idée de ce que sera notre maison.
Meubles – Il n’y en a pas. Mais mon collègue m’a déjà assuré que dans quelques jours commencera la fabrication des meubles pour la maison du Directeur de la Granja. Peu à peu, nous la meublerons, même si, à ton arrivée, il lui manquera encore beaucoup de choses – s’il ne s’agissait que de ce seul malheur au monde !
Granja – Je ne vais te donner qu’une mince idée de ce qu’est cette propriété. Elle s’étend sur 140 hectares, avec possibilité d’agrandissement. Elle comprend des arbres fruitiers de toutes sortes, ainsi que d’autres cultures. Mes collègues directs sont un régent agricole, trois ouvriers agricoles et un magasinier. Le magasin, le bureau, la salle des machines, mon bureau, la grange, etc. (laboratoire à rénover) sont situés dans un immense bâtiment, en face de notre maison, un bâtiment neuf avec de nombreuses pièces. Il y a ici un atelier de menuiserie rurale, sous ma direction, avec trois techniciens, où sont fabriqués les objets les plus divers. Je te signale au passage qu’il y a des graminées de toutes les espèces. Nous avons quelques têtes de bétail et nous allons développer notre élevage. Il y a de l’eau en abondance et, pour la saison sèche, plusieurs puits. Eh bien, mon amour, quand tu viendras, tu verras que je t’en ai peu dit à propos de cette propriété. Il y a là des possibilités naturelles pour un travail sérieux et vraiment utile. J’espère qu’on m’offrira toutes les conditions, ou du moins les conditions minimales, pour produire.
Un emploi pour toi – C’est une question importante, je vais m’en occuper demain auprès d’amis influents. J’ai grand espoir que nous obtenions ce que nous voulons, en plus d’une autre possibilité qui vient juste de se présenter. Tu travailleras et tu gagneras ta vie.
Santé – Je vais bien, je suis presque débarrassé d’une toux contractée pendant le voyage en mer. À partir du jour de ton embarquement, tu prendras (un jour sur deux) des comprimés de paludrine que tu achèteras sur place, sans faute. « Soigne » ta peau et prends soin de toi et du petit Monjoizinho . La santé – c’est une chose qui existe ici, à condition, comme partout ailleurs, d’avoir les moyens de subsistance et de défense.
Iva – J’ai passé toute la journée du 19 septembre avec elle et la famille. Iva avait de la fièvre, mais j’espère qu’elle se remettra rapidement. Elle ne pourra pas venir avec toi, mais elle sera à nos côtés à temps pour accueillir Monjói. D’une manière générale, j’ai trouvé les nôtres un peu maigres. Nous ne leur permettrons pas d’avoir d’autres soucis. Non. Fernando, qui est un gentil garçon (il fait très bien du patinage !), viendra avec toi. Tonecas – je vais voir si je peux envoyer de l’argent pour qu’il puisse encore prendre l’« Ana Mafalda ». Il y a de grandes difficultés, mais je ferai tout pour les surmonter. Je t’enverrai un télégramme à ce sujet. Pour le reste, nous nous occuperons de tout à ton arrivée. Oui, nous nous en occuperons.
Salaires – Je ne recevrai que quelques jours, conformément à la loi. Ce sera peu d’argent, certainement pas assez pour envoyer à Iva et à toi, mon amour. C’est un début.
Ta venue – C’est la question la plus importante, que je compte régler demain. Procure-toi le certificat de mariage que tu devras présenter au Ministère dès que tu recevras ma lettre par l’« Ana Mafalda ». Ne néglige pas ta thèse, pour rien au monde. Parle à Banha, qu’il fasse pour toi le nécessaire, nous le lui rembourserons et lui en serons reconnaissants. Ne laisse rien qui puisse t’empêcher d’embarquer le 25 octobre. Le Commandant du bateau s’est offert pour te réserver tout le confort et un bon voyage. Ne rate pas le bateau du 25/10.
Achats – Ne t’encombre pas de beaucoup de choses car on trouve presque tout ici, même si certains articles sont plus chers. Mais il y en a d’autres qui sont moins chers. Si je t’envoie de l’argent à temps, achète-moi des chemises blanches ou beige pour le travail, même sans manches, si elles ne sont pas chères. (Je reviens sur le sujet Tonecas – Cherche Telmo et vois s’il s’est occupé de la demande. Il faut tout faire pour que ce garçon puisse étudier.) Bon, mon amour, je te dirai le reste dans ma prochaine lettre, mais je suis sûr que tu viendras bientôt. J’ai passé 3 jours à l’hôtel. Maintenant, je suis ici, assis dans la salle à manger de notre maison, en train de t’écrire. Pour toi, mon amour, qui es pourtant présente. Dehors, le chant des grillons, accompagné de celui des grenouilles. Une nature maternelle qui vit. Sifflements et voix des gars noirs, les travailleurs de la Granja.
Là, à côté, somnole mon ami manjak, Luiz, qui ne connaît pas son âge et qui s’est occupé de ma chambre. Dans un coin, derrière moi, une glacière – oui, une GLACIÈRE – dans son silence blanc, affirme simplement que l’Europe et l’Afrique ont droit toutes les deux aux bienfaits créés par l’Homme. Je viens de boire un verre d’eau glacée. J’ai des fruits glacés. Je pense maintenant à Carlota. Oui, j’embrasse Carlota. Salue et embrasse Celeste et Gustavo pour moi. Un bisou aux enfants.
Plus tard, c’est-à-dire ce soir, j’irai me coucher. Seul. Je dois rédiger un rapport et un ordre de service. Seul, mon amour. À bientôt, le 3 novembre. Je t’attends, mon amour.
Ton Amílcar
1 « Saudade » est un mot intraduisible. Nous avons opté pour le laisser en portugais. Il exprime un sentiment causé par l'absence d'une personne, d'un lieu ou d'un objet. Le mot qui s'en rapproche le plus en français serait « nostalgie ».
2 « Monjoizinho » ou « Monjói », c’est le petit nom intime du bébé qu’ils attendaient. (De « jóia », mot portugais pour « bijou »? De « Jóia » est en effet un terme utilisé dans le langage amoureux, « minha jóia », « ma chérie ». Ou de « joie »? Cabral pouvait utiliser des mots en français dans ses lettres. À cause de l’accent plutôt le premier. En tout cas il(s) attendaient un garçon car ils semblent utiliser le pronom « mon ». Et ce serait alors un mot mixte portugais-français.
3 Dans la transcription de la lettre, le verbe est à la troisième personne du singulier « receba », mais dans le manuscrit le verbe est à deuxième personne du singulier, « recebas ». Cabral s’adresse à Maria Helena et il la tutoie.
4 Dans la lettre manuscrite, Cabral a écrit « pra », une contraction de la préposition « para », « pour ». Ce type de contraction est très utilisé dans le langage familier et oral. Dans la lettre transcrite, nous avons toutefois « por », « par », une autre préposition qui ne serait pas correcte ici.
Nouveau bond dans le temps avec cette quatrième lettre. À 35 ans, Amilcar Cabral a désormais fondé le Parti africain pour l'indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC) en 1956. Neuf mois plus tôt, le « massacre de Pidjiguiti », durant lequel des dockers de Bissau en grève ont été tués par la police portugaise, pousse le PAIGC à abandonner la non-violence pour la lutte armée. À sa « Lena chérie », Cabral écrit de manière elliptique : « Même si je n’ai pas tout dit, je sais que tu me comprends, que tu devines ce que je ne dis pas et que, dans cette appréciation générale de notre vie, je peux conclure ce qui suit :
- Nous continuerons ensemble le chemin de la vie, dans la construction d’un avenir utile.
- Nous devons être ensemble le plus tôt possible, même si cela implique quelques sacrifices matériels. » Maria-Benedita Basto estime que Maria Helena était particulièrement au fait des activités anticoloniales d’Amilcar Cabral : « Il fallait qu'elle soit partie prenante parce que ça ne pouvait pas se passer d'une autre manière. C’était toujours une relation très fusionnelle entre eux. » Autres passages marquants de ce courrier, ceux où le futur martyr exprime toute sa prévenance envers ses proches. Car, contrairement à d’autres grandes figures révolutionnaires de son temps, Amilcar Cabral n’a pas sacrifié sa vie familiale à son combat. « Il n'était pas du tout un homme qui aimait être seul, expose Maria-Benedita Basto. Il avait vraiment besoin d'avoir une compagne. C'était pour lui quelque chose de vital, comme manger ou dormir ». Celui qui mourra assassiné le 20 janvier 1973 conclut d’ailleurs ce texte d’un lyrique : « Je suis plein d’espoir en l’avenir, en la vie. Et j’ai la certitude, la conscience, la joie que cette lettre est peut-être la plus belle lettre d’amour que je t’ai jamais écrite. »
30/4/60
Lena chérie
J'ai une bonne fois pour toutes dans ma poche le billet pour le voyage définitif. J’ai également les billets pour Mariva et toi, qui resteront déposés ici à ton nom et à ta disposition. Le moment est donc venu de prendre certaines décisions fondamentales pour notre avenir, pour la vie. Je pars jeudi prochain, le 5 mai.
En général. Notre chemin va toujours de l’avant, et nous ne pouvons pas envisager de revenir en arrière. Nous sommes déterminés à construire une nouvelle vie et c’est seulement sur cette base que tous les sacrifices que nous avons faits se justifient. Ma position est la tienne, ta position est la mienne – et Mariva fait absolument partie intégrante de notre vie.
Je suis convaincu que la voie que nous avons choisie offre une marge raisonnable de sécurité. Nous sommes deux personnes de valeur et désireuses d’être utiles. Nous avons nos métiers et la certitude qu’on a besoin de nous. Les billets eux-mêmes sont la preuve qu’on a besoin de nous, qu’on compte sur notre travail et qu’on prend en compte nos droits. Bien sûr, j’admets la possibilité que nous ayons à faire face à certaines difficultés. Mais cela ne nous fait pas peur, tant que nous restons fermes, déterminés et, surtout, unis, confondus en une seule volonté d’être chaque jour meilleurs, plus utiles dans l’amour pour la vie.
Il ne serait pas impossible de vivre séparés pendant quelques années, si la vie elle-même exigeait ce sacrifice de notre part. Je n’admettrais cette hypothèse qu’en cas d’extrême nécessité, qui ne se justifierait que pour défendre les moyens de subsistance indispensables à toi et à Mariva. Ce n’est toutefois pas le cas. Dans les circonstances où nous nous trouvons et compte tenu des perspectives qui s’offrent à nous, tout étant subordonné à l’impératif d’être utiles et à la vérité de notre amour, un tel sacrifice serait inutile. Et tout ce qui est inutile est nuisible. Nous séparer pour longtemps, alors que nous pouvons être ensemble, ce serait détruire tout ce que nous avons construit en douze ans de vie commune, une vie qui ne réside pas dans le confort d’un foyer, ni dans des meubles, ni dans le droit à une sécurité en franchise illimitée. Une vie qui est en nous-mêmes, dans nos gestes et nos soupirs, dans notre pensée et notre action – qui sommes nous-mêmes.
C’est pourquoi il n’y a qu’une seule voie, celle que nous allons résolument continuer à suivre ensemble. C’est pourquoi nous devons prendre nos décisions maintenant, et plus tôt nous nous retrouverons, mieux ce sera pour la vie. Tu comprends, au-delà de tout le manque que nous éprouvons l’un pour l’autre, que tant que tu seras là-bas, loin de moi, il me sera toujours difficile de travailler comme je crois pouvoir le faire, d’être pleinement utile, libéré de l’amertume du manque et de l’inquiétude.
Même si je n’ai pas tout dit, je sais que tu me comprends, que tu devines ce que je ne dis pas et que, dans cette appréciation générale de notre vie, je peux conclure ce qui suit :
- Nous continuerons ensemble le chemin de la vie, dans la construction d’un avenir utile.
- Nous devons être ensemble le plus tôt possible, même si cela implique quelques sacrifices matériels.
Et tu as ici, en résumé, ce que je pense des décisions à prendre :
1. Ton cas (et celui de Mariva, bien sûr). Il convient de régler cela le plus rapidement possible. Si je le pouvais, je te dirais : viens demain. Mais je sais que c’est matériellement impossible, et c’est pourquoi je te dis : reste le moins longtemps possible. Ne te laisse pas retenir par les choses, cherche à tout régler le plus rapidement possible, confie à tes amis, principalement à notre parrain, la résolution de certains problèmes, même en ton absence. Pour toutes les résolutions qui ne dépendent que de toi, choisis la voie la plus rapide, et je pense que très peu de résolutions dépendront de tiers. Je pense à ton emploi : si tu peux vraiment obtenir ce congé « illimité » et une autorisation d’absence, tant mieux ; si tu ne peux pas, ce n’est pas forcément moins bien –, tu n’auras plus qu’à demander à être libérée, à quitter ton emploi. Si tu peux partir et régler la question plus tard, cela raccourcira peut-être ton départ, ce qui serait toujours avantageux. De toute façon, il est plus difficile de trouver un emploi que de le quitter. Alors, au travail.
Tu dois venir à Paris. Je pense qu’il est essentiel que tu étudies un peu, que tu améliores tes connaissances linguistiques. Iva ne peut pas être un obstacle à cette nécessité et à ce qui convient. Il y a une école pour elle. Karin peut vous trouver une chambre dans la maison où elle habite. Tu auras du temps libre pour étudier. Combien de temps ? Un mois ou deux, suffisamment pour, grâce à une préparation intensive, améliorer ta maîtrise de la langue, qui est indispensable. Sarah, qui trouve l’idée très bonne, te tiendra informée de tout ce que tu dois faire ici et t’aidera certainement autant que possible dans tous les aspects de ton séjour et de ton voyage. Tu devras les prévenir de ton arrivée afin qu’ils puissent s’occuper du logement.
2. Livres et papiers. Fais tout emballer, en rangeant comme tu peux (et sais) et expédie le tout par voie maritime à :
M. Fernand Andrade
20, rue de Fleurus - Dakar.
(C’est la maison de la mère de Lucette)
Il doit y avoir des entreprises qui s’occupent de cela. Si ce n’est pas le cas, cherche un transitaire, par exemple celui qui s’est occupé de notre voiture (Rua dos Bacalhoeiros, 20, si je me souviens bien. Tu parleras en mon nom). Il y aura des frais, mais c’est une nécessité. Cela vaut la peine de conserver nos livres.
3. Les meubles et autres objets de la maison. Je pense que tu dois te débarrasser de tout, en ne gardant que l’indispensable, ce que tu veux vraiment, que tu enverras à la même adresse que les livres. Si tu peux vendre les objets, tant mieux. Si cela prend trop de temps, laisse notre parrain s’en occuper, il se chargera de tout, y compris de la maison, dont tu dois suspendre immédiatement le bail. Bien sûr, il ne faut pas perdre trop d’argent, mais cela ne doit pas constituer un obstacle à ton départ.
4. La voiture. Tu ne m’as pas envoyé la déclaration de vente. Si elle est indispensable, envoie-la-moi immédiatement. Quoi qu’il en soit, occupe-toi dès maintenant de la vendre, demande l’aide de notre parrain et du cousin de Gouveia (demande-lui), mais pose comme condition de ne remettre la voiture qu’au moment de ton départ. Je pense qu’environ trente « contos » est une somme raisonnable, mais essayez tous de la vendre au meilleur prix, compte tenu de la marque et de l’augmentation du coût. Si tu envoies l’autorisation, c’est-à-dire la déclaration de vente après mardi, envoie-la à l’adresse de la mère de Lucette, car je te la renverrai plus rapidement.
5. Vêtements et autres effets personnels. Tu n’emporteras que le strict nécessaire. Tu voyageras en avion et donc tu ne peux pas transporter beaucoup de poids. De plus, je pense que tu aimeras (j’aimerais) acheter quelques vêtements ici. Tout ce que tu ne veux pas garder, mais que tu ne veux pas emporter avec toi, tu peux l’envoyer dans des valises à la même adresse. Je pense que le « pic-up » t’accompagnera. Tu devrais vendre les radios ou, si tu préfères, donner l’ancienne à Augusto et vendre la nouvelle. Tu pourrais donner la nouvelle à Carlota, mais je préférerais que nous lui offrions un téléviseur, de ceux de taille moyenne.
6. Argent. Tu ne transféreras ici que le juste nécessaire pour tes dépenses pendant un mois ou deux. Le reste, provenant de nos économies ou de la vente de nos affaires, tu le transféreras à Londres ou en Suisse où tu iras le retirer avant de me retrouver. Il faut donc que ce soit à ton nom. Quoi qu’il en soit, il ne faut pas que l’argent soit converti en francs, car cela créerait des difficultés. C’est très important. Si les choses restent afin d’être vendues par notre parrain, il attendra que nous lui indiquions où il doit nous envoyer l’argent.
7. Travail de chacun. Je pense que tout va bien sans moi. Je donnerai à Constante l’ordre de retirer et de recevoir tout l’argent qui est ou sera disponible. Il fera ce qu’il jugera bon, et il en a le droit. S’il estime devoir me distribuer une partie de la thune conformément à ce qui a été convenu, il pourra la mettre à ma disposition dans une banque de Londres, mais pas ici. J’espère que tout se passera pour le mieux et que vous ferez du bon travail.
8. Mariva. Ne t’inquiète pas pour ses études. Si elle a besoin de se reposer, qu’elle s’arrête, mais je pense qu’elle ne devrait pas abandonner les cours, car tu as besoin de beaucoup de temps libre. Elle sera opérée ici, si nécessaire. Tu la mettras dans une bonne école, pendant que tu étudies toi aussi.
9. Carlota. Si possible, qu’elle soit opérée immédiatement, pendant que tu te prépares à partir. Si elle doit attendre, il vaut mieux la laisser dans le nord, avec la famille, pour qu’elle se fasse opérer quand Quim sera là. Je ne veux pas qu’elle souffre. Et dès que nous aurons une maison, elle pourra venir vivre avec nous. Je pense qu’elle fait partie de nous, elle est à nous.
10. Mère Iva et Armanda. Je serai plus près d’elles. Nous le serons. Si possible, avant de partir, transfère à Iva la somme de 6 à 10 « contos », déposée à son ordre et non comme nous l’avons déjà fait. Il faut que ce soit de manière à ce que, si elle veut retirer l’argent en une seule fois, elle puisse le faire sans difficulté.
11. Augusto. Cumura. Je pense qu’il doit rentrer chez lui dès que possible, pour ensuite venir nous rejoindre. Pour moi cela est aussi important que s’il était notre fils. L’argent pour son billet de retour est déposé à la CUF. Va là-bas et occupe-toi de cette question. Si nécessaire, demande l’aide de Luizinho. Il ne doit pas rester, quoi qu’il en coûte. Si tu le juges bon, tu peux lui donner quelques livres ou des affaires à apporter à Luiz, nous n’y perdrons rien. Étudiez cela du mieux possible.
12. Hypothèque à la Caixa. Coopérative. Demande le report du paiement jusqu’en novembre, si je ne me trompe pas. S’il faut qu’on paie maintenant (mai), fais comme d’habitude, demande l’argent du loyer et paie. Quim s’occupera de mon absence à son arrivée. Il faut régler cette affaire et, où que nous soyons, nous respecterons nos engagements.
Ne quitte pas la coopérative. J’ai de grands espoirs dans la vie, et cela vaut la peine d’aider cette œuvre. Tu resteras membre, même en ton absence. Une collègue, P. Dias par exemple, peut te représenter et tu continueras à payer tes cotisations ponctuellement.
13. Tout le reste, y compris le chat Mico. Tu t’occuperas de tout avec ton talent habituel, sans te soucier de mon opinion, car je suis d’accord avec tout ce que tu feras. J’aimerais que tu ne laisses pas Mico, mais si l’on n’a pas le choix, qu’y faire ! Vois si Augusto peut le prendre, et ensuite...
14. La raison de ton départ. La pure vérité. J’ai trouvé un bon emploi en Afrique, moi qui n’avais pas là d’emploi garanti. Toi aussi, tu en as trouvé un. C’est pourquoi nous allons changer de vie. Mais tôt ou tard, nous reviendrons. Pour rester ? Qui sait ce que l’avenir nous réserve ? Et ne perds pas ton temps précieux en discussions inutiles.
Je m’arrête là, pour aujourd’hui. Tu me manques beaucoup. Je suis aussi anxieux, peut-être. Mais je suis plein d’espoir en l’avenir, en la vie. Et j’ai la certitude, la conscience, la joie que cette lettre est peut-être la plus belle lettre d’amour que je t’ai jamais écrite.
1 « Contos » c’était le mot utilisé dans le langage courant pour désigner chaque fraction de mille « escudos ». « Escudos » était le nom de la monnaie portugaise jusqu’à l’arrivée de l’euro. « Trinta contos » correspondait donc à 30 000 escudos, assez d’argent à l’époque (autour de 16800 euros aujourd’hui).
2 Il s’agit d’un tourne-disque, c’était le terme qui était utilisé à l’époque.
La maison d’édition Rosa de Porcelana Editore a publié Cartas de Amílcar Cabral a Maria Helena – A outra face de Homem. Un ouvrage exceptionnel rassemblant 56 lettres adressées par le leader indépendantiste à sa première compagne. Les éditeurs Marcia Souto et Filinto Elisio expliquent la genèse et l’objectif de ce projet. Entretien réalisé par Valérie Nivelon pour La Marche du monde.
RFI : Comment avez-vous eu l’idée de publier cette correspondance d’Amilcar Cabral ?
Filinto Elisio : C'est Iva Cabral, la fille d’Amilcar Cabral et de Maria Helena, qui voulait faire connaître et amplifier le rôle de sa mère, qui nous a donnés ces archives qu'elle avait en sa possession et qui sont complètement inédites, ces lettres d’Amilcar Cabral à sa femme.
Marcia Souto : Iva nous a donnés 56 lettres écrites par son père pour sa mère. Elles nous ont été dévoilées par Iva Cabral, qui est la première fille d’Amilcar Cabral et de Maria Helena. Ce sont des documents précieux. Ils constituent l'héritage d’Amilcar Cabral. Ces écrits intimes et archives personnelles ont acquis un énorme intérêt patrimonial, scientifique et symbolique. L'intention d’Iva Cabral était de rendre justice à sa mère Maria Helena contre une certaine amnésie quant à son rôle historique dans le contexte de la résistance anticoloniale et quant à son influence notable sur Amilcar Cabral. En même temps, les lettres révèlent une autre facette d’Amilcar Cabral. À l'époque, il est un jeune homme qui aime sa petite copine, devenue plus tard son épouse et sa compagne de route. Le côté intime de Cabral nous permet également de découvrir un être humain spécial et un leader potentiel. […] Certaines lettres sont adressées à Maria Helena en tant que camarade de classe de l'Institut supérieur d'agronomie, qu’ingénieure, et d'autres, à la collègue, l’épouse, la compagne de voyage.
Qu'est-ce qui vous frappe en tant qu'éditeurs dans l'écriture de Cabral ?
Filinto Elisio : Ce qui nous a le plus touchés, c’était sa maturité, sa culture et son inquiétude. Il a pourtant écrit certaines lettres alors qu’il était encore très jeune. Il y a aussi son niveau de conscience politique, de conscience critique de la situation coloniale, y compris au niveau mondial. Dans certaines lettres, il parle de racisme, dans d’autres de l’apartheid en Afrique du Sud… C’était un jeune différent de ceux de sa promotion. […]
Amilcar Cabral était en effet vraiment un jeune homme très cultivé et très bien informé pour l'époque. Ça le singularise de ses camarades en agronomie et de ses contemporains, et même de Maria Helena. Il était un peu plus avancé dans sa capacité à mesurer la situation, la conjoncture portugaise et même mondiale.
Quelles sont les préoccupations de Cabral que l'on peut lire dans ses lettres, y compris dans les plus intimes ?
Filinto Elisio : C’était quelqu’un d’encyclopédique. Il a pensé et analysé beaucoup de sujets. Mais le colonialisme, c'était une question très importante pour lui. Toutefois, il y avait aussi les questions existentielles comme l'amour, les relations, les amitiés, mais aussi son regard sur le peuple portugais qu’il aimait. C'était un homme complexe et qui pensait en termes d’idéologie, en termes d’interactions avec l'autre. Mais il raisonnait aussi en homme de culture, en poète, qui aimait la musique. Il a aussi, plus tard, été un père attentif, suite à la naissance d'Iva. Il y a bien évidemment aussi sa vocation pour l'Afrique, avec pour but d’y retourner, d’y réaliser sa mission par rapport au continent. Il avait la conscience de son temps, un temps existentiel mais également politique. Et puis, il a commencé dès cette période à exprimer l'humanisme qu'on lui connaît aujourd'hui.
Pourquoi les réponses de Maria Helena aux lettres d'Amilcar Cabral ne sont pas publiées ?
Filinto Elisio : Iva a décidé de montrer au monde le regard d'Amilcar Cabral sur Maria Helena. Le projet a débuté avec une idée : montrer comment Amilcar Cabral voyait Maria Helena dans un début de processus d'affirmation critique et pratique du colonialisme, ainsi que le rôle de Maria Helena dans la vision d'Amilcar Cabral.
Souhaitez-vous ajouter quelque chose ?
Marcia Souto : Il y a une lettre en français écrite par Maria Helena. Parce que la langue française était importante pour les projets de révolution, pour faire la révolution. C’est pourquoi RFI est aussi importante pour nous, dans ce projet. D’autant qu’il y a une lettre de Cabral à Maria Helena, au moment de partir en Guinée, où il lui dit qu’il est à Paris pour deux ou trois mois et qu’elle doit venir à Paris, qu'il est essentiel qu’elle étudie un peu le français, qu’elle améliore ses connaissances linguistiques.
Filinto Elisio : La Guinée-Conakry, où ils vont s’installer [le siège du PAIGC y trouve refuge, au début des années 1960, NDLR], c'est un pays où la langue officielle est le français. Dans toute l'Afrique de l'Ouest, c'est un contexte en langue officielle française, une région francophone, et c’était donc très important pour eux d'apprendre le français. En conséquence, travailler ces lettres, en langue française, au travers de RFI, pour nous, c'est très important. Important pour montrer l'ambiance à laquelle Cabral a contribué et aussi pour populariser et diffuser sa pensée.
Un long format de Valérie Nivelon et David Kalfa pour RFI
Textes : David Kalfa et Valérie Nivelon
Traductions : Maria-Benedita Basto et Catherine Mazauric
Secrétaire de rédaction : Genc Burimi
Directeur de la rédaction : Jean-Marc Four
Conception, graphisme et développement : Studio Graphique - France Médias Monde
Conseillère scientifique : Maria-Benedita Basto
Remerciements : Iva Cabral, Maria-Benedita Basto, Filinto Elisio, Sophie Janin, Catherine Mazauric, Marcia Souto et la Fondation Cabral
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