Par Frédéric Garat, envoyé spécial à Abidjan
Thomas Sankara et Félix Houphouët-Boigny : deux voisins indissociables, deux dirigeants aux styles radicalement différents, mais fascinés l’un par l’autre. Obligés de cohabiter, de s’apprivoiser, de s’entendre ou de plonger leurs deux nations dans le précipice… À Abidjan, les collaborateurs du « Vieux bélier » se souviennent de cette courte cohabitation entre deux hommes apparemment dissemblables. Trente ans plus tard, la loi du silence continue cependant de régner à Abidjan sur le rôle que « le Vieux » a pu jouer dans l’assassinat du « capitaine ».
Jeune insolent et vieux sage… Les rapports entre Félix Houphouët-Boigny et Thomas Sankara ont été aussi courts que conflictuels. Ils ont en tout cas été intenses. Tout commence loin des capitales ivoirienne et burkinabè, à Niamey où, le 29 octobre 1983, les deux chefs d’Etat s’affrontent à un sommet de la CEAO (ancêtre de l’UEMOA). La présidence tournante doit échoir à l’un des pays membres, en l’occurrence le Burkina Faso. Mais le président Houphouët-Boigny s’y oppose : « Vous êtes un gamin… et mal élevé ! » A quoi le dirigeant burkinabè– en place depuis trois mois – rétorque : « Et vous, vous êtes un vieux gâteux ! ».
Le ton est donné.
« A cette époque, se souvient Laurent Dona Fologo, ex-ministre d’Houphouët-Boigny, le président ivoirien paraissait aux yeux des jeunes Africains comme le tenant ou le représentant des intérêts des Occidentaux et singulièrement de la France. Sankara, lui, c’était Lumumba, Sekou Touré ou dans une autre mesure Mandela ! », s’amuse Fologo.
« C’est une question de génération et d’expérience, confirme Amara Essy qui fut ministre des Affaires étrangères du père de la nation ivoirienne. « Sankara ne connaissait pas la réalité du monde. C’était un théoricien et Houphouët était déjà rompu au sens de l’Etat, il savait les subtilités de choix qui président à l’avenir d’une nation naissante. » Et le diplomate onusien d’ajouter que, selon lui, le président ivoirien était lui aussi un rebelle qui s’était assagi.
« C’est pour cela qu’il était en même temps agacé et intrigué par un jeune capitaine comme Thomas Sankara. C’était un mélange de fascination et de colère contre ce jeune dirigeant turbulent. »
A la différence de Sankara, affirment nos interlocuteurs ivoiriens, Houphouët-Boigny savait les limites à ne pas dépasser. Selon Laurent Dona Fologo, à l’époque ministre de la Jeunesse et des Sports et missi dominici du « Vieux », Houphouët avait été choqué du discours de Sankara à Ouagadougou en novembre 1986. Lors de la réception de François Mitterrand, le Burkinabè avait chapitré le président français, devant ses hôtes, sur la position ambiguë de la France. Paris accordait alors son soutien à des personnages controversés comme le rebelle angolais Jonas Savimbi et le dirigeant sud-africain Pieter Botha.
Visite officielle de François Mitterrand à Ouagadougou le 17 novembre 1986. © Daniel Janin / AFP
Une telle franchise était prise pour de l’insolence au palais présidentiel du Plateau à Abidjan. « Je me souviens d’un coup de fil du Président me disant : ’’Va à Ouaga dire à Sankara que quelles que soient les récriminations que l’on peut avoir, il ne faut jamais humilier une grande puissance en public… Si tu as un contentieux, règle-le en tête-à-tête ! ’’ » Une fois arrivé au Faso, l’émissaire Amara Essy entend le fils de Yako lui répondre : « Allons ! Le vieux accorde trop d’importance à ces petits faits ». Selon le diplomate ivoirien, c’était cela Sankara : un homme sympathique, charismatique mais « tellement dans les nuages et ses théories »…
« Charismatique », c’est le terme qui revient dans la bouche de Jean-Noël Loukou à la Fondation Félix Houphouët-Boigny pour la paix. À l’époque de la première visite officielle de Sankara à Yamoussoukro, le Pr Loukou est encore un jeune membre du conseil municipal. Nous sommes en février 1985. L’avion du jeune capitaine a deux heures de retard, mais tout le monde se presse pour voir l’homme aux colts atterrir dans la capitale ivoirienne.
« Tous les dirigeants africains venus pour le Conseil de l’entente étaient en costume et lui débarquait en treillis avec deux revolvers sur les hanches ! »
Certains se demandent même, dans un excès de paranoïa - au vu de ce protocole inhabituel-, si le « président capitaine » ne pourrait pas faire usage de ses armes pendant la réunion… « Mais Houphouët ne laissait rien paraître et plus son voisin faisait preuve d’insolence ou de bravades, plus lui redoublait d’amabilité et d’attention à l’égard de son hôte », se souvient Laurent Dona Fologo.
Thomas Sankara. © Big Z
« En fait, ajoute-t-il, le président nous disait souvent à l’époque : ’’Voyez-vous, ici en Côte d’Ivoire je suis entouré de capitaines, de généraux, de militaires… Eyadema au Togo, Kérékou au Bénin, Kountché au Niger… Je suis le seul civil. J’espère qu’un jour les militaires se réuniront pour me proclamer Maréchal !’’. Il nous épatait, parce que dans cette mare de militaires, il réussissait, par sa patience, par son paternalisme, par sa mesure à amadouer tout le monde et à nager au milieu d’eux comme dans un marigot. »
L’ex-ministre de la Jeunesse ivoirien se souvient qu’Houphouët n’était pas non plus le dernier à aiguillonner la susceptibilité de son voisin du Faso… « Au départ, pendant les sommets ou les conférences, c’était même comique car le président Houphouët-Boigny n’arrivait même pas à prononcer le mot ’’Burkina Faso’’ ! Il butait sur la prononciation, ce qui n’était pas diplomatiquement idéal… juste assez pour faire comprendre aussi qu’il n’approuvait pas ce qui se passait là- bas. »
Le président ivoirien, affirment ses collaborateurs, craignait le danger du communisme se propageant dans la sous-région. « A l’époque, les discours relayés par la radio burkinabè étaient très militants et n’épargnaient par le vieux crocodile de Yamoussoukro », se souvient Dona Fologo, « mais ’’le vieux caïman ne dort que d’un œil’’, se plaisait-il à nous dire… ».
Mais étaient-ils si antagonistes, si opposés ces deux hommes charismatiques d’Afrique de l’Ouest ? « Je pense que leurs rapports étaient beaucoup plus nuancés, plus subtils, estime Jean-Noël Loukou. On essaie de faire croire que tout les séparait. D’un côté, le révolutionnaire marxiste contre celui qui avait choisi le camp de l’Occident. Mais au-delà, les deux étaient panafricanistes : l’un flamboyant, loquace; l’autre plus paisible et sage. Je pense que Houphouët était aussi un vrai panafricaniste, pas en paroles mais en actes… Par exemple, il a ouvert son pays à des millions d’autres Africains et pour ceux d’Afrique de l’Ouest, ils avaient les mêmes droits que les Ivoiriens y compris le droit de vote jusqu’en 1990. Houphouët avait une notion importante de la solidarité africaine. »
Au cours de la vingtaine de visites qu’a pu - ou dû - rendre à Sankara, Laurent Dona Fologo, celui-ci se souvient que souvent ses bagages étaient chargés de billets. Pour un programme de logement, une politique agricole décrétée par Sankara, souvent les subsides venaient d’Abidjan. Tant est si bien que sur la fin, le discours sankariste était un peu moins véhément à l’encontre du voisin prodigue.
La question demeure pour autant : le vieux bélier de Yamoussoukro a-t-il, un jour d’exaspération, décidé de précipiter la chute du jeune capitaine ?
C’est lui qui a joué, par exemple, les entremetteurs entre la belle Ivoirienne Chantal Terrasson de Fougère et le capitaine Blaise Compaoré (qui l’épousera) pour mieux l’éloigner de son ex-camarade de caserne de Pô.
Si Sankara déclarait alors avoir « perdu un frère », il n’avait pas besoin de cet hymen pour nourrir des suspicions sur son entourage. L’explosion de la chambre présidentielle – vide - le 11 février 1985 à Yamoussoukro était, déjà, un sérieux coup de semonce pour le dirigeant burkinabè. Quelques jours avant l’arrivée du président Sankara dans la capitale, une équipe burkinabè inspecte la suite qui devait lui être dédiée au prestigieux hôtel Président. Après cette inspection, la chambre est détruite par une déflagration. Jamais on n’a su ce qui avait provoqué cette explosion, ni qui l’avait commandité.
Le tête-à-tête, à Abidjan, de Blaise Comparé avec le président Houphouët quinze jours avant l’assassinat de Sankara a, par ailleurs, de quoi laisser perplexe les observateurs. Que se sont dit les deux hommes ? Le mystère reste entier.
Blaise Compaoré (g) et Félix Houphouët-Boigny à Yamoussoukro le 18 juillet 1992. © Issouf Sanogo / AFP
Dès que ces questions sont abordées, nos interlocuteurs sont moins loquaces. « Je crois bien connaître Félix Houphouët-Boigny sur les questions éthiques… Le voir mêlé à un assassinat ? Je ne crois pas. Ce sont des domaines dans lesquels il n’y pas de certitude. Entre eux, il y avait une tension, c’est indéniable », déclare Amara Essy.
Souvent, les mêmes formules reviennent. Sankara pouvait facilement fâcher des proches sans avoir besoin d’aller chercher des ennemis à l’extérieur. « Je me souviens d’un forum des non-alignés où le ministre des Affaires Etrangères Michel Kafando avait préparé un discours assez modéré pour Sankara… Au moment de monter à la tribune, Sankara laisse le discours dans le dossier sur le pupitre et prend un papier dans sa poche pour prononcer l’un des discours les plus virulents qu’on n’ait jamais entendus… Je me souviens, s’amuse Amara Essy, de Kafando dépité au point qu’ensuite ils devaient partir en Corée du Nord, mais Kafando fâché n’est pas venu avec lui et est reparti au Faso. C’était ça, Sankara : un garçon franc, sympathique mais ingérable !… »