Comment se reconstruit-on après avoir été brisé par la violence ? En Ouzbékistan d'où elle est originaire, Mutabar Tadjibaeva a été emprisonnée, torturée et violée. Plusieurs fois, elle a frôlé la mort. Réfugiée en France depuis bientôt dix ans, cette défenseure des droits de l'homme continue à se battre tout en pansant ses plaies.
La combattante de Ferghana
L'espace d'un instant, le regard de Mutabar Tadjibaeva s'échappe. Il se fige treize ans en arrière, dans les geôles d'une colonie pénitentiaire ouzbèke où on l'a jetée pour la briser. La quinquagénaire aux courts cheveux poivre et sel prend une longue inspiration. Puis expire profondément. Sa voix se fait moins forte, son débit plus lent. « Cela a été horrible, inhumain. J'ai été torturée, battue. Mais si c'était à refaire, je ne choisirais pas de l'éviter », affirme la défenseure des droits de l'homme.
Dans son minuscule studio niché au rez-de-chaussée d'un petit immeuble de la banlieue parisienne, Mutabar Tadjibaeva raconte son histoire en russe. Parfois, un SMS ou l'appel Skype d'un journaliste souhaitant l'interroger sur l'actualité ouzbèke l'interrompt. En France depuis dix ans, la militante n'a jamais réussi à en apprendre la langue. Ce n'est pourtant pas faute d'avoir essayé. Elle a suivi les cours que les associations dispensent aux nouveaux arrivants, jusqu'à ce qu'une dépression réduise ses efforts à néant. « Dans leur tête, les dissidents sont toujours chez eux. Leurs pensées ne les laissent pas partir, observe Sacha Koulaeva, ancienne responsable du bureau Europe de l'Est et Asie centrale à la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme (FIDH). Mutabar souhaite de tout son cœur apprendre le français, mais elle est tout entière tournée ailleurs. »
Cet ailleurs, c'est la vallée de Ferghana, une vaste région fertile à cheval sur trois pays : l'Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Kirghizistan. Mutabar Tadjibaeva naît là, à Marguilan précisément, dans une famille ouvrière en 1962. « Je suis née l'année du Tigre. C'est de là que vient mon goût pour le combat », dit-elle en riant. L'envie d'en découdre devient évidente en janvier 2000 après une visite du président Islam Karimov dans la région. Tout juste réélu pour un second mandat, celui qui dirige le pays d'une poigne de fer depuis neuf ans y tient un vibrant discours dans lequel il dénonce la corruption des fonctionnaires et dit rêver de « cœurs ardents » qui s'y opposeraient. « Je l'ai pris au mot. Et avec quatre voisines, j'ai fondé le Club des cœurs ardents », sourit Mutabar Tadjibaeva. Depuis quelques années déjà, elle publie dans les journaux locaux de virulents articles dénonçant la corruption et les violations des droits de l'homme qui ont cours dans sa vallée.
Les cinq voisines s'attaquent d'abord à la criminalité et à la toxicomanie qui sévissent dans leur cité. Elles harcèlent les organismes sociaux jusqu'à ce que les dealers soient chassés du quartier. Leur succès retentit dans tout le pays. Mutabar Tadjibaeva, elle, se forge une réputation d’irréductible et finit sur la liste noire des autorités. « C'est génétique », dit-elle en riant. Enfant, elle écoutait sa mère lui raconter l'histoire de ce grand-père déporté avec sa famille en Sibérie parce que les autorités soviétiques le considéraient comme un ennemi de la nation. Les procès à son encontre se multiplient en même temps que ses actions coup de poing. On l'accuse de calomnie ou de hooliganisme. A chaque fois, elle en sort blanchie.
Seule face à la machine
Tout bascule au printemps 2005. A l'origine, une lettre que la militante adresse à Islam Karimov : « Monsieur le président, il se passe quelque chose à Andijan… » Dans cette ville de l'est du pays, vingt-trois chefs d'entreprise ont été emprisonnés pour extrémisme islamique. Onze jours après avoir envoyé ce courrier, Mutabar Tadjibaeva est enlevée à Tachkent, la capitale, et conduite à un commissariat. « J'ai été jetée dans une pièce. Là, trois types tatoués qui puaient m'ont bâillonnée et ligotée. Et ils m'ont violée », souffle-t-elle. Les policiers la menacent : si elle continue, c'est sa fille qui y passera.
Assignée à résidence, elle observe à distance la colère enfler à Andijan et, le 13 mai, des milliers de manifestants descendre dans la rue pour dénoncer en vrac la pauvreté, le chômage, la corruption. L'armée ouvre le feu. Des témoins et ONG feront état d’au moins 500 morts, peut-être 1000, bien plus en tout cas que les 173 rapportés par le régime. Mutabar Tadjibaeva en est certaine : les autorités ouzbèkes sont derrière ce massacre. Le 7 octobre, alors qu'elle s'apprête à se rendre à une conférence internationale sur les droits humains pour en produire les preuves, elle est arrêtée, placée en détention et finalement condamnée à huit ans de prison.
« Avant d'être arrêtée, je combattais la torture, mais cela restait un mot abstrait, note la militante. La prison, c'est une lutte. Tu es seule face à la machine. » Mutabar Tadjibaeva passe 23 mois en colonie pénitentiaire, dont 112 jours à l'isolement dans une cellule glaciale avec une simple chemise pour seul vêtement. Elle subit des tortures à répétition, enfermée plusieurs heures dans une chambre froide ou bien suspendue à un crochet pour être tabassée à coups de bouteilles d'eau. « Parfois aussi, les gardiennes et les détenues les plus féroces se mettaient en cercle autour de moi et me poussaient comme un ballon. Certaines m'obligeaient à leur embrasser le pied. Et elles me filmaient en se moquant de moi », décrit-elle avec force gestes. On lui promet une amnistie contre des aveux ; elle résiste. « Mon association aurait été déclarée hors-la-loi. Les activistes, nos soutiens, auraient été arrêtés, torturés, humiliés. » Si sa volonté tient, son corps lâche. En mars 2008, elle est conduite à l'hôpital où on l'opère sans lui dire de quoi. Mutabar Tadjibaeva apprendra finalement qu'on lui a retiré l'utérus parce qu'elle aurait été atteinte d'un cancer. Elle ne saura jamais si c'était vrai.
Libérée deux mois plus tard à la faveur d'une forte mobilisation internationale, Mutabar Tadjibaeva se voit décerner à l'automne suivant à Genève le prestigieux prix Martin-Ennals, considéré comme le Nobel des droits de l'homme. Elle hésite : doit-elle rester en Europe ou bien rentrer ? « Les discussions avec ma fille ont été très agitées », se souvient la militante. En juin 2009, elle se décide finalement à demander l'asile en France. L'association Traces, spécialisée dans le traitement des séquelles de la torture, la prend alors en charge pendant cinq ans, avant de la réorienter vers le Centre Primo Levi .
Des mots qui libèrent
L'immeuble anonyme de l'avenue Parmentier devient pour Mutabar Tadjibaeva le lieu de rendez-vous réguliers. Dans la petite salle d'attente, elle croise d'autres personnes que les violences politiques ont démolies. Elles sont pour la plupart originaires d'Afrique subsaharienne, mais aussi du Caucase, de Turquie ou d'Afghanistan. Ici, plus de la moitié des consultations sont menées à l'aide d'un interprète. Un luxe que toutes les structures de santé n'osent pas forcément se permettre. Les mots sont pourtant essentiels à la guérison. « Dès qu'on trouve des mots pour nommer quelque chose, même s'ils sont désagréables, on peut faire un deuil », indique le psychologue Omar Guerrero.
« Les mots vont permettre de construire un récit et ainsi rétablir le lien chronologique qui a explosé, ajoute Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky, psychologue à l'hôpital Avicenne, à Bobigny, et auteure de La Voix de ceux qui crient. Parler permet aussi de recréer un lien humain alors que l'événement a désolidarisé la personne du monde commun, qu'elle est toute seule avec sa douleur. »
Il ne s'agit pas d'un « débriefing post-traumatique », prévient cependant Laure Wolmark, du Comité pour la santé des exilés (Comede). Pas question d'exiger des patients le récit détaillé de ce qu'ils ont subi. « D’abord parce que les événements sont loin et que, par conséquent, cela n’aurait pas beaucoup de sens. D’autre part, parce qu'ils ont déjà été souvent amenés à raconter leur histoire », observe la psychologue. Lors de ces consultations, les exilés sont libres de parler de ce qu'ils veulent. De ce qui va, de ce qui ne va pas, de ce qu'ils ont vécu ou de ce qu'ils souhaitent faire. Les soignants, eux, tâchent de les aider par l'écoute et la parole.
Alors les patients racontent. Ils racontent ce qu'ils ont vécu au pays : les viols, la torture, leur engagement politique, la défense de leur langue, leur religion, une identité que le pouvoir a voulu effacer... Mais le plus souvent, ils racontent ce qu'ils vivent en France. « L’exil, ce n’est pas seulement partir, pas seulement ce qu’on a subi, pas seulement le parcours. C'est aussi ce qu’on vit ici, à savoir une très grande précarité sociale, un isolement relationnel, des difficultés à se nourrir », souligne la psychologue Laure Wolmark. Les déboutés de l'asile parlent de leur situation actuelle, des gens qu'ils rencontrent et de leur relation avec eux. Ils parlent de leur famille restée au pays, de ce qu'ils faisaient, de ce qu'ils aimeraient faire. Il y a ceux aussi qui ne parlent pas ou très peu. Eux veulent juste s’assurer que quelqu'un est là, qu'on s’intéresse à eux.
« On ne peut pas guérir des séquelles de la torture, avertissait le Centre Primo Levi dans un livre blanc publié en 2012. Tout l’enjeu des soins est de soulager les souffrances, d’offrir des perspectives d’un "vivre après" la torture et de permettre la sortie du statut de victime. » Ce travail est un long cheminement. Il peut durer plusieurs mois, voire des années. Jusqu'au déclic. « Un signe, ça peut être le fait d'aller signaler une erreur dans son dossier auprès des services administratifs, remarque Omar Guerrero, citant l'exemple d'une patiente violée dans son pays et à son arrivée en France. Petit à petit, les mois passant, concentrée sur les démarches administratives, elle ne voyait plus le fantôme de son tortionnaire dans la rue. Les petites choses du quotidien, autrefois compliquées, devenaient plus simples. Elle a commencé à établir des relations sociales, à s’engager avec un homme. »
L'obtention du statut de réfugié est souvent déterminante. Pour certains, elle permet de penser à l'après, de construire des projets. Pour d'autres, au contraire, elle marque la rupture définitive avec leur pays d'origine et l'établissement d'une nouvelle identité réduite à celle de « réfugié ». « La séparation d'avec le pays se réalise effectivement et psychiquement lorsque le sujet obtient son statut de réfugié. Et elle est follement douloureuse : le demandeur d'asile promu réfugié sait qu'à partir de ce moment-là il sera toujours en exil », observe la psychologue Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky dans son livre La Voix de ceux qui crient.
Prisonnière de la torture
Mutabar Tadjibaeva, elle, est toujours poursuivie par ses démons ouzbeks. Elle dit avoir été la cible d'une campagne de calomnies et même victime d'une tentative d'assassinat. La défenseure des droits de l'homme a fait de son minuscule studio de banlieue parisienne le centre opérationnel de son combat. Chaque jour, elle reçoit des dizaines d'appels, travaille jusqu'au milieu de la nuit pour se réveiller aux aurores. « Depuis que je suis en France, je n'ai jamais eu le temps de visiter un musée », avoue-t-elle. Une psychologue lui avait pourtant suggéré il y a quelques années de se détacher de ses activités... « Mais c’est impossible, s'était écriée Mutabar Tadjibaeva, les deux sont liés ! »
Sacha Koulaeva s'en souvient comme si c'était hier. La militante était arrivée à son bureau de la FIDH dévastée. Comme si elle revivait les pires moments de sa vie. « Pendant toutes les séances de torture en prison, on me demandait d'arrêter mes activités. Malgré tout, je n'avais pas cédé, j'avais continué. Et là, quelqu'un qui est censé m'aider me réclame la même chose », lui avait-elle raconté en pleurs.
Après quatre ans de consultations, les séances au Centre Primo Levi ont pris fin en mars 2018. « Ils m'ont affirmé que j'étais guérie. Mais je ne suis pas du tout guérie, s'offusque Mutabar Tadjibaeva. Au contraire, ma situation s'aggrave ! »* Posée près d'elle, une imposante trousse à pharmacie débordant de médicaments témoigne des maux qui continuent de la faire souffrir.
Le traumatisme des violences subies en Ouzbékistan est toujours là, tapi, sournois, prêt à ressurgir. « Les gens qui ont vécu ce genre de tortures ont un calendrier dans la tête », dit la militante. Le 15 avril dernier, elle a rêvé que sa petite-fille était kidnappée et que sa mère la cherchait partout sans la trouver, avant de la découvrir dans un couloir. Elle s'est réveillée en pleurant sans pouvoir s'arrêter. Plus tard, elle a réalisé qu'à la même date, il y a treize ans, elle avait été enlevée et violée. Parfois aussi, une violente douleur à la jambe lui rappelle qu'il y a quelques années, dans la vallée de Ferghana, un étrange accident de voiture l'a envoyée plusieurs jours à l'hôpital. « Il lui est également arrivé d'être hospitalisée après la mort en détention d'un militant ouzbek, se remémore Sacha Koulaeva. Elle s'identifie tellement aux prisonniers en Ouzbékistan qu'elle a l'impression de mourir avec eux. »
Aidée par l'association Traces, la défenseure des droits de l'homme a raconté son histoire dans un livre jamais publié : La Prisonnière de l'île de la torture. Elle y a soigneusement consigné les actes, les noms des personnes qui l'ont aidée et de celles qui l'ont violentée. Comme pour exorciser le mal qu'elle a subi. Mais l'entreprise n'a pas eu l'effet libérateur espéré. Dix ans après sa sortie de prison et son arrivée en France, une part de Mutabar Tadjibaeva demeure enfermée dans un cachot glacial de la colonie pénitentiaire de Tachkent.
* Contacté, le Centre Primo Levi répond : « Après un suivi de près de quatre ans, cette patiente a été orientée vers des médecins en ville et en hôpital dans la mesure où sa demande ne relevait plus du mandat du Centre Primo Levi. C'est le but du centre de soins que de préparer les patients à intégrer le système de santé classique après un temps de prise en charge spécifique. »