1968, la jeunesse descend dans les rues, s’enflamme pour des idées révolutionnaires et se révolte pour la liberté et la paix dans le monde. Étudiants, lycéens mais aussi ouvriers, poussés par des réalités sociales et des conditions économiques diverses, entrent en rébellion contre les formes traditionnelles de la pratique politique. La culture des sixties, dont s’empare la génération des baby-boomers, permet aux passions de se déchaîner librement. Au cours de l’année 1968, dont le mois de mai est devenu emblématique, les mouvements de jeunes se succèdent aux quatre coins de la planète, représentant le point culminant d’une vague qui déferle en réalité tout au long d’une décennie et gagne bon nombre de pays sur tous les continents.
La contestation couve depuis des années en Europe de l’Ouest, dans les universités mais aussi dans le milieu ouvrier.
La première révolte étudiante éclate en Italie dès le début de l’année 1968, marquant le début du « biennio rosso » (« Mai rampant italien »), une décennie de luttes étudiantes et ouvrières. Le mouvement se durcit face à la répression du gouvernement. Le pays entre dans les « Années de plomb » marquées par le terrorisme, de violences extrêmes dont les attentats des Brigades rouges ou de Prima Linea.
En Europe de l’Ouest, la contestation gagne la plupart des pays : Royaume-Uni, Allemagne, Italie, Pays-Bas, Belgique. Les régimes autoritaires sont aussi touchés : en Espagne notamment, où la révolte annonce les prémices de la chute du franquisme. En Allemagne, le 11 avril, le leader de la contestation étudiante Rudi Dutschke, dit Rudy Le Rouge, est victime d'un attentat qui déclenche un mouvement de rébellion général. Si les revendications rejoignent celles des autres pays, les jeunes veulent aussi rompre avec le passé nazi.
« La France est le seul pays où la rébellion des étudiants a failli provoquer la chute du gouvernement. »
John Lichfield, correspondant à Paris pour The Independent
En France, le Mai-68 français, pilier des événements de l’année 1968 est devenu un symbole.
Jacques Chirac, secrétaire d’État à l’emploi, est chargé de négocier pour mettre fin à ce que de Gaulle a qualifié de « chienlit ». Il prend secrètement contact avec les syndicats et en particulier avec Henri Krasucki, le numéro 2 de la CGT. Jacques Chirac rapportera en 1977, dans Paris Match que la rencontre s’était déroulée dans une sorte de planque clandestine et qu’il s’y était rendu avec un révolver dans la poche ! Henri Krasucki a raconté une autre version des faits : il était inquiet de voir l’envoyé du gouvernement s’agiter sur sa chaise à chaque proposition. « Il n’avait rien préparé. Pas une idée ! »
« Il n’avait rien préparé.
Pas une idée ! » Henri Krasucki
Le 29 mai, événement inédit en France, au plus fort de la crise le général de Gaulle disparaît.
Entretien du général de Gaulle avec Michel Droit le 7 juin 1968, INA
Les pays de l'Est, sous la coupe de l’URSS, se révoltent pour le changement des structures politiques, pour plus de liberté, pour l'introduction du modèle occidental.
En Tchécoslovaquie, l'arrivée au pouvoir du dirigeant réformateur Alexander Dubček le 5 janvier 1968 marque le début d’une période de libéralisation, le Printemps de Prague débute. Alexander Dubček instaure un socialisme à visage humain et entend restaurer les libertés individuelles, favorisant même en juin l’apparition de conseils ouvriers qui prennent en main les entreprises. Le 21 août, l’entrée des chars soviétiques met brutalement fin au Printemps de Prague, et à la normalisation du pays. Un an après la révolte, un jeune étudiant tchèque, Jan Palach, s'immole par le feu sur une place publique pour montrer son désespoir et le désespoir de son pays.
En Yougoslavie, les étudiants souhaitent l’organisation de concerts en plein air, le pouvoir leur oppose un refus. Le 3 juin 1968, ils descendent dans les rues de Belgrade en scandant « la révolution n’est pas terminée, nous en avons assez de la bourgeoisie rouge ». La répression fait une centaine de blessés.
Le 8 mars à Varsovie, en Pologne, l’interdiction d’un spectacle jugé antisoviétique provoque une révolte étudiante.
« Évidemment, la Tchécoslovaquie était l’expérience la plus proche et toute la Pologne attendait son "Dubček" »
En mars 1968, le gouvernement polonais réprime violemment la contestation des étudiants et intellectuels contre la dictature communiste. Cette répression avait été suivie par une campagne antisémite virulente, poussant au départ plus de dix mille juifs polonais qui étaient restés dans le pays à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
La répression de mars 1968 en Pologne
En Amérique du Nord, tout commence à l’Université de Berkeley en Californie, en 1964, lors de la contestation étudiante réclamant la liberté d’expression politique, c’est la naissance du Free speech movement.
En septembre 1964, des centaines d’étudiants se regroupent en sit-in pour manifester contre l’arrestation de jeunes militants qui avait bravé l’interdiction d’exercer des activités politiques. Tour à tour, ils se succèdent à la tribune pour prononcer des discours, souvent enflammés, dont les plus célèbres sont ceux de Mario Savio, leader du Free speech movement. Le mouvement se mobilise contre la discrimination des Noirs et l’engagement au Vietnam. Ce mouvement deviendra un modèle de la contestation dans le monde.
En 1968, la guerre du Vietnam est à son paroxysme. Tous les moyens militaires sont employés pour briser la révolte communiste du mouvement Viet-Cong. Plus de 500 000 soldats américains sont encore engagés, alors que le nombre de tués ou mutilés est considérable. Les mouvements de protestation s’amplifient aux États-Unis. Robert Kennedy, candidat à l’investiture démocrate, est assassiné le 6 juin, jour de sa victoire aux primaires de Californie.
Le 4 avril 68, Martin Luther King est assassiné au Lorraine Motel à Memphis (Tennessee). De violentes émeutes éclatent dans les grandes villes américaines. Washington, Boston, Chicago, entre autres, sont le théâtre de violences et de guérilla urbaine.
« Nous devons apprendre à vivre comme des frères si nous ne voulons pas mourir comme des idiots ! »
Martin Luther King
En octobre, aux Jeux olympiques de Mexico, les athlètes noirs américains, Tommie Smith et John Carlos, montent sur le podium, tête baissée et poing levé, signe de ralliement du Black Panther Party, pendant que résonne l'hymne américain. Les images retransmises par la télévision font le tour du monde.
« Black is black » : interview de l’athlète John Carlos, médaillé de bronze
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Au Mexique, dix jours avant l’ouverture des Jeux olympiques, le gouvernement veut mettre un terme à trois mois de manifestations étudiantes. Le 2 octobre, la rébellion est réprimée dans le sang. 8 000 étudiants sont pris en tenailles, sur la place des Trois-Cultures à Mexico, par la police et l’armée qui tirent à balles réelles. Environ 300 morts et 2 000 arrestations. Aucun militaire ou policier ne sera inquiété pour le massacre de Tlatelolco. Le pays entre dans la « sale guerre mexicaine » qui, jusque dans les années 1980 opposera le gouvernement à des groupes d’étudiants et d’extrême gauche.
En Amérique du Sud, les étudiants se battent pour la démocratisation de l'Université, mais aussi contre le régime des généraux. Inspirées par les révolutionnaires de Cuba, des rébellions armées et des guérillas secouent les pays d’Amérique latine.
En Uruguay, après des émeutes étudiantes le 12 juin à Montevideo, l’état de siège est décrété et les libertés publiques suspendues. Le mouvement des Tupamaros s’engage dans la guérilla urbaine.
Le 29 mai en Argentine, une grève insurrectionnelle éclate dans la ville industrielle de Cordoba ; 10 000 grévistes chassent la police et occupent la ville. Un an plus tard, le Cordobazo sera le point de départ d’une longue période de lutte des classes dans tout le pays.
Au Brésil, le 28 mars 1968, la mort d'un étudiant, Edson Luis de Lima Souto, lors d'un affrontement avec la police, déclenche des grèves dans plusieurs universités de Rio de Janeiro. Le mouvement gagne l'université de Sao Paulo où des barricades sont érigées, puis s'étend à tout le pays. Le 4 avril, 600 personnes sont arrêtées à Rio. Le 21 juin, une manifestation à Rio de Janeiro est violemment réprimée, le bilan est lourd : 6 morts et 1 000 arrestations. Les idées de liberté et de lutte contre la répression, échos du mai français, se joignent alors aux revendications initiales contre la politique d'éducation du gouvernement. Les jeunes dénoncent aussi le régime de dictature militaire mis en place après le coup d'Etat du 1er avril 1964.
Interview d’Alder Julio Calado, sociologue brésilien par Véronique Barral, RFI
L’influence du maoïsme, la fascination de la Révolution culturelle dans le monde entier occultent les mouvements étudiants qui ont aussi éclaté avec violence en 1968 en Asie.
Le pouvoir est au bout du fusil Mao Zedong
Les jeunes manifestent dans le monde avec le «Petit Livre rouge» à la main.
Alors que le « Petit Livre rouge » est brandi par des étudiants à la gloire de Mao Zedong en défilant dans les rues un peu partout dans le monde, en Chine, l'université Tsinghua, dans la banlieue nord-ouest de Pékin est le terrain de violents affrontements. Depuis 1966, des gardes rouges fanatiques ont pris le pouvoir de l’université. Le 23 avril 1968, deux factions de l’Armée rouge s’affrontent au cours d’une lutte fratricide au nom de Mao. Au cœur de la Révolution culturelle, 30 000 ouvriers venus rétablir l’ordre s’opposent aux gardes rouges pendant plus de trois mois, provoquant la mort de cinq ouvriers et la destruction du bâtiment des sciences de l'Université.
Au Japon, de violentes manifestations éclatent contre la guerre du Vietnam. Les actions du syndicat étudiant Zengakuren visent les bases américaines et les étudiants exigent le départ des GI. En janvier 1968, l'escale au Japon du porte-avions USS Enterprise déclenche de violents affrontements. Au printemps, les universités s'embrasent. Cocktails Molotov, jets d'acide par hélicoptère, une véritable guerre urbaine s'installe. En octobre, les ouvriers rejoignent le mouvement. A Tokyo, Osaka et Kyoto, on compte de nombreux blessés. Environ 800 000 personnes protestent dans les rues contre la loi antiémeute.
En Afrique, peu après la période des indépendances et tout au long des « années 1968 », des jeunes étudiants et parfois même des lycéens, souvent accompagnés de syndicats participent à des mouvements de rébellion.
Peut-on parler d’un Mai-68 en Afrique ?
Interview de Françoise Blum, historienne et ingénieure de recherche au CNRS
En 1968, à peu près concomitant du Mai-68 français, un Mai-68 sénégalais se déroule à Dakar. Le mouvement de révolte, déclenché par des revendications d’ordre matériel, s’accompagne très vite de revendications politiques et idéologiques. Élevés dans une ambiance nationaliste, les étudiants contestent la présence toujours pesante de la France dont un grand nombre de ressortissants continuent d’enseigner dans les universités. Pour la jeunesse africaine, se libérer des accords des anciennes colonies avec la France, représente une seconde indépendance.
Les circulations des étudiants africains sur le continent mais aussi dans le monde favorisent l’échange des idéologies portées par les figures mythiques du Che, de Mao Zedong ou Hô Chi Minh et l’apprentissage de la lutte étudiante.
La circulation des étudiants dans les années 1968
Interview de Françoise Blum, historienne et ingénieure de recherche au CNRS
L’Afrique subsaharienne n’est pas la seule région du continent à être secouée par des mouvements de rébellion de la jeunesse.
En Tunisie, du 15 au 19 mars 1968, des étudiants se mobilisent pour faire pression sur le régime répressif de Bourguiba et manifestent pour obtenir la libération de Mohamed Ben Jannet. Ce militant d’extrême gauche avait été arrêté en juin 1967, lors de la manifestation contre les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, accusés de soutenir Israël.
« D’une certaine façon, 68 c’est l’enfant de 62. »
Malika Rahal, historienne, chargée de recherche à l'Institut d’histoire du temps présent
Interview de Fewzi Benhabib, étudiant en Algérie entre 1962-1969, par Latifa Mouaoued, RFI
En 1962, l’Algérie, nouvellement indépendante, ouvre ses premières universités. Les étudiants arrivent en masse. Ils sont convaincus de jouer un rôle fondamental dans cette nouvelle nation. Organisés au sein de l’UNEA (Union nationale des étudiants algériens), les étudiants débattent de l’avenir politique du pays. Alger, surnommée « La Mecque des révolutionnaires », est un lieu de circulation, de rencontres et d’échanges, la parole est libre, les femmes participent aussi à toute cette effervescence.
Cet élan révolutionnaire est brisé par le coup d’État du colonel Boumédiène, le 19 juin 1965. Les étudiants de l’UNEA, les mouvances proches du Parti communiste algérien et de la gauche du FLN, seront les seuls à manifester contre ce coup de force. Les leaders sont arrêtés, certains sont torturés. Boumédiène musèle la presse et les étudiants, l’UNEA entre dans la clandestinité pour plusieurs années. Le gouvernement de Boumédiène parviendra à remobiliser la jeunesse à ses côtés à partir de 1967 et en particulier en 1969, lors du Festival panafricain, Alger retrouve sa ferveur révolutionnaire.
La mobilisation étudiante en Égypte a longtemps été dépeinte comme une conséquence du conflit israélo-arabe et de la guerre des Six Jours, mais elle a été un moment clé dans la vie politique et sociale du pays. En février 1968, les ouvriers des usines militaires de Helwan, rejoints par les étudiants, protestent contre la légèreté des sentences à l’encontre des généraux considérés comme responsables de la défaite militaire de 1967. Le gouvernent plie devant l’ampleur de la mobilisation.
Le 21 novembre 1968, les lycéens manifestent à Al-Mansoura contre le durcissement des règles d’admission à l’université. Le mouvement gagne les universités. Les étudiants s’organisent autour de sit-in, de manifestations de rue, pour contester le pouvoir autoritaire en place. La répression policière est impitoyable : on dénombre 16 morts, 414 blessés, 500 arrestations. Le « 68 égyptien » marque la naissance de mouvements politiques.
« C’est valable pour l’ensemble du monde, même si il y a la guerre du Vietnam, le Biafra : il y a un formidable optimisme dans les années 1960. Ce sont des années un peu partout dans le monde où on pense qu’il est possible de le changer, que l’horizon est radieux… et que l’Orient est rouge… » Françoise Blum