© Ken Ung/Anako

Les Mentawai vivent sur l’archipel du même nom au large de Sumatra en Indonésie. Ce peuple animiste, longtemps persécuté par la dictature, habite au cœur de la forêt équatoriale, selon un mode de vie ancestral. Leur relation harmonieuse avec la nature fascine les étrangers qui viennent passer quelques jours à leurs côtés. Le développement de cet ethno-tourisme soulève cependant des inquiétudes chez les chamanes Mentawai qui cherchent à le maîtriser. Mais la communauté en tire aussi des revenus utiles. Et y voit une façon de protéger sa culture menacée. Le monde moderne rattrape les Mentawai. Impuissants, ils assistent à l’exploitation intense et aveugle de la forêt où ils vivent depuis toujours.

Antoine Lalanne Desmet a fait le voyage à leur rencontre.

île de Siberut
|  Chant collectif de Mentawai
En route vers
les Mentawai

© Ken Ung/Anako

Le vieux ferry largue les amarres de Sumatra. Sur trois étages, surfers australiens, routards européens et Mentawai se partagent les couchettes superposées. Le moteur ronfle fort, la télévision tourne en boucle et la nuit est mauvaise. Au petit matin, la prière musulmane sature les hauts parleurs. Après presque dix heures de traversée, le bateau ralentit enfin, le moteur s’étouffe et la cale s’ouvre. Je débarque avec quelques centaines de personnes, des voitures et des scooters sur l’île de Siberut où habitent la majorité des 30 000 Mentawai.

C’est à Paris, que j’ai entendu parler d’eux pour la première fois grâce à Tahnee Juguin, aujourd’hui documentariste. A l’époque, cette française de 18 ans revenait d’un séjour de deux mois dans l’archipel Mentawai. Elle m’avait longuement parlé de ce peuple autochtone qui se nourrit des richesses de la forêt, se soigne selon des rituels chamaniques, et que les Occidentaux surnomment “hommes-fleurs". Cette expression vient des tatouages qui ornent leurs corps et de la fleur rouge d’ibiscus fichée dans leur chevelure pendant les cérémonies où ils séduisent leur âme. En effet, les Mentawai considèrent que tout élément est doté d’une âme et, selon leur croyance, le corps et l'âme doivent être en accord. C’est pourquoi, la beauté est un pan important de leur culture car l’âme doit être sans cesse séduite pour rester dans le corps.

« Depuis l’indépendance de l’Indonésie en 1945, c’est un peuple qui a beaucoup souffert, des pans entiers de la culture Mentawai ont été interdits. A partir de 1965, sous la dictature de Suharto, des clans ont été divisés, des familles déplacées de la forêt vers la ville, des maisons traditionnelles brûlées et les tatouages sacrés interdits. »
Franck Michel, anthropologue

La uma (maison traditionnelle) de Téo Lépon. © Claire Bochet

Trois ans après notre rencontre, je retrouve donc Tahnee Juguin à la descente du ferry. Installée à Siberut depuis plusieurs mois, elle a confié des caméras à une famille de Mentawai pour qu'ils écrivent eux-mêmes leur histoire. « Mais aussi pour qu'ils soient eux-mêmes à l’origine de l'image présentée dans le monde. » Elle va être une guide privilégiée puisqu'à 22 ans, elle en est à son septième voyage. Sur le quai, à mon arrivée, deux Mentawai l’accompagnent. Likki, pantalon large et casquette, ressemble à un gosse de Harlem. Fils d'un chamane réputé, il est aujourd’hui guide et s’est installé dans le village de Muntei, point de passage obligé pour les touristes en direction de la jungle. Aman Gefly, sourire en coin, est quant à lui plus réservé. Très attaché à la forêt, il y passe la majorité de son temps mais se rend parfois à Padang sur l’île de Sumatra pour défendre la cause Mentawai. Tahnee me le présente : « Il s’est très rapidement emparé du matériel et veut réaliser avec ses propres moyens une fiction racontant le mythe de l’apparition des Mentawai sur Siberut. »

Avant de prendre la route vers la forêt, que l’on soit touriste ou Mentawai, une halte au port est obligatoire pour acheter des vivres qui seront distribuées à toute la famille qui va nous accueillir. Derrière le petit port de Muntei, avec ses épaves de bateaux, les épiceries vont nous fournir tout ce qu’il nous faut : pour un million de roupies soit 80€ nous achetons sachets d'aliments sous vide, bananes, thé, gasoil et cigarettes (les Mentawai sont des fumeurs invétérés).




  • © Ken Ung/Anako
  • © Ken Ung/Anako
  • © Tahnee Juguin
  • © Tahnee Juguin

On charge nos sacs à dos dans la pirogue de Téo Lépon qui nous attend au bord de la rivière Rereikeit. C'est dans la famille de ce chamane (sikerei en Mentawai) que nous serons accueilli. Sur le corps élancé de Téo Lépon, des tatouages attirent tout de suite mon attention. De longues lignes bleutées courent du haut de sa nuque jusqu’en bas de son dos. Sa prestance en impose. Nous embarquons avec précaution dans l’étroite pirogue craignant qu’un mouvement trop violent la fasse chavirer. Téo Lepon enclenche le moteur et nous voilà lancés sur la rivière, au ras de l’eau. Quelques gouttes rafraîchissent mon visage. Au bout de huit heures de navigation, nous arrivons au centre de l'île, au milieu de la jungle, devant la maison collective, une « uma », où habitent selon la tradition la famille de Téo Lépon.



Un peuple
en harmonie
avec la nature

© Ken Ung/Anako

A notre arrivée, les enfants courent à notre rencontre pour nous emmener jusqu’à la grande maison en bois construite sur pilotis à deux mètres du sol. Les lattes de plancher craquent sous mes pas. Les odeurs de feu de bois se mélangent aux fumées de cigarettes parfumées au clou de girofle et à l’humidité de la forêt.

Téo Lépon vit avec sa femme, ses deux frères, leurs femmes et leurs enfants. Au total, 18 personnes partagent la maison. Dans la journée tout le monde investi la première partie de la maison. C’est l’espace commun. Les enfants s’amusent, grimpent aux poutres pendant que les adultes palabrent pendant des heures, cigarette à la bouche. La nuit, les hommes dorment ensemble sur les lattes de planchers au centre de la uma, et les femmes, elles, restent avec les enfants, dans la cuisine, au fond, où deux grands feux de bois crépitent du matin au soir. Téo Lépon a mis trois ans à construire sa maison familiale. Il a parfois dû aller chercher du bois à plusieurs heures de marche.

« Dans la société Mentawai, les activités paraissent également réparties : les hommes chassent tandis que les femmes pêchent, et chacun peut prendre part aux discussions qui concernent la communauté. Dans les faits, c’est plus complexe, les femmes s’occupent des enfants et généralement c’est l’homme le plus âgé qui a le dernier mot lorsqu’il s’agit de prendre une décision pour la communauté. » Tahnee Juguin, documentariste



|  Téo Lépon, chamane, raconte son rapport à la forêt


Les Mentawai sont animistes et chaque famille possède ses chamanes. Ils structurent la société, et surtout, soignent et guérissent ceux qui souffrent grâce à une connaissance savante des plantes et des danses invoquant les esprits. Aman Godaï est un des frères de Téo Lépon. Il vient de terminer son initiation. Il n’a pas encore 25 ans. Il porte un pagne en écorce de couleur rouge autour des hanches signifiant qu'il est « sikerei sibau » : apprenti chamane, une distinction rare à son âge. Dans un an, il mêlera le pagne blanc réservé aux non-initiés à son pagne rouge et sera définitivement « sikerei ». Quand il parle, Aman Godaï rabat ses cheveux noirs en arrière. Voilà bientôt un an qu'il les laisse pousser. Il me dit que le pouvoir des chamanes y réside.

« Pour devenir chamane, la route est longue. Un apprenti doit apprendre les chants sikerei, maîtriser les principales recettes de guérison, respecter les nombreux tabous qui entourent les cérémonies, comme l’interdiction de manger des bananes ou de toucher sa femme pendant plusieurs jours. » Aman Godaï

Par ailleurs, l’initiation coûte chère pour un apprenti chamane. Il doit acheter des cochons, des arbres à sagou, du tabac, payer le tatoueur afin d’aller au bout des rites d’initiation et de respecter la volonté des esprits.



Aman Godaï et Téo Lépon pendant un rituel chamanique

|  Cérémonie chamanique


Ces Mentawai ayant choisi de rester (ou de revenir) dans la forêt cultivent une relation étroite avec leur environnement. Téo Lépon m’explique qu’il ne vit pas dans la forêt mais grâce à elle et avec elle. « La forêt c’est nous, c’est notre vie, il faut la respecter. J’y trouve en abondance des plantes, des fruits et des animaux pour me nourrir, du bois pour construire notre uma. » C’est dans ce lourd et dense tissu végétal que ce chasseur-cueilleur se sent libre et à sa place. Il veut pourtant que ses enfants aillent à l’école. Elle est à deux heures de marche au moins de la uma. Téo Lépon a conscience de vivre dans un monde en mutation. Il veut à la fois préserver sa culture et son identité mais donner aussi le bagage nécessaire à ses enfants pour qu’ils affrontent le monde au dehors. « Je ne sais ni lire ni écrire, me raconte-t-il. Je suis comme un aveugle. Ce serait un handicap pour eux de ne pas aller à l’école. » Les Mentawai savent bien dans quelle époque ils vivent. Pour des familles comme celle de Téo Lépon, le retour en forêt est une reconquête de leur identité. Chercheurs et Mentawai eux-mêmes vont vite m’expliquer ce qu’ils ont vécu ces cinquante dernières années.




  • © Ken Ung/Anako
  • © Baptiste Mallet
  • © Ken Ung/Anako
  • © Ken Ung/Anako


Une survie difficile

© Ken Ung/Anako

Sous la dictature de Suharto (1965-1998), les Mentawai étaient présentés comme un peuple arriéré. « Pour anéantir leur culture traditionnelle et par peur des indépendances, le régime interdisait l’accès aux villages Mentawai. Il a tout tenté pour les formater sur le modèle indonésien », développe Olivier Lelièvre, ethnologue et spécialiste des Mentawai.
Isolés sur leur archipel, les Mentawai ont subi une assimilation forcée. Leur animisme ne plaisait pas au gouvernement. Aujourd’hui encore, ils doivent obligatoirement choisir une des grandes religions car elle doit figurer sur la carte d’identité. De nombreux Mentawai se convertissent à l’islam par exemple. Pourtant beaucoup d’entre eux, toujours proches de leur culture et de ses rites mangeront du porc lors des cérémonies traditionnelles.

A la chute de Suharto, en 1998, un millier de Mentawai retournent vivre en forêt. Ils reconstruisent les maisons communautaires en bois, se font de nouveaux tatouages et de jeunes qui n'avaient pas connu la vie traditionnelle deviennent chamanes. Mais ces Mentawai cherchant un retour aux traditions laissent leur pagne traditionnel en forêt et mettent des habits occidentaux quand ils viennent en ville ou sur la côte car la majorité d’entre eux vit désormais dans des villages bâtis par le gouvernement le long de routes goudronnées.



Des enfants Mentawai cherchent des vers appelés tamaras dans un tronc que les femmes cuiront pour le dîner


L’acculturation imposée par le gouvernement indonésien n’est qu’un des problèmes auxquels les Mentawai doivent faire face. Leur nature, si précieuse pour eux, est également menacée. Des milliers d'hectares de forêts sont aux mains de compagnies qui vendent d’abord le bois, puis plantent des palmiers à huile. Lorsque la forêt disparaît, toute la biodiversité indispensable à leur vie traditionnelle est anéantie. Par ailleurs, les plantations de palmiers assèchent l’environnement, ne créent plus assez d’ombre et font fuir les animaux. Les hommes sont alors obligés d’aller toujours plus loin pour chasser et nourrir leur clan.
Le territoire indonésien concentre l’une des plus grandes forêts équatoriales au monde mais elle subit l’un des taux les plus rapides de déforestation. Selon l’ONG Global Forest Watch, environ 1,4 million d'hectares disparaissent chaque année. A cela s'ajoute les terribles incendies qui ont ravagé l'île de Sumatra brûlant 2,6 millions d'hectares en 2015. « Nous avons l'impression de voir notre forêt pillée et nous ne pouvons rien faire », s'exaspère Aman Gefly.



Sayrul, jeune Mentawai, au milieu d'un pan de forêt fraîchement déforestée


|  Lorelou Desjardin, de l’ONG Rainforest Foundation, détailles les conséquences de la déforestation en Indonésie


Pendant mon séjour chez les Mentawai, je rencontre aussi Lorelou Desjardins qui travaille pour l’ONG Rainforest Foundation. Elle m’explique que les conséquences de la déforestation dépassent largement le cadre de l’archipel. Cette destruction de l’un des poumons de la terre est une catastrophe écologique et humaine puisqu’elle prive les autochtones des ressources indispensables pour vivre.

« La forêt ce n’est pas juste des arbres. C'est un mode de vie et une source infinie de richesses pour près de 50 millions d’autochtones en Indonésie. Si la forêt disparaît, c'est la pauvreté extrême, la misère sociale. » Lorelou Desjardins, Rainforest Foundation

A présent, sur les 4 030 km2 de la surface totale des îles Mentawai, plus de la moitié a été donnée en licence d’exploitation à des compagnies forestières. Sur l’île de Siberut, j’ai effectivement vu des paysages apocalyptiques, mais pour Lorelou Desjardins, un espoir subsiste toutefois : « Rien n’est impossible. Des pressions internationales sur le gouvernement indonésien comme à la COP21, mais aussi le refus des consommateurs européens d'acheter des produits en teck ou contenant de l'huile de palme peuvent faire changer la donne ».



L’ethno-tourisme se développe

© Tahnee Juguin

Les touristes, sacs au dos, que je croise ajoutent un défi supplémentaire aux Mentawai. Les étrangers du monde entier s’aventurent au plus profond de leur jungle pour comprendre comment ce peuple vit en harmonie avec la nature et ses esprits. Ils veulent aussi partager des moments de vie exotiques et connaître des sensations inédites aux allures aventurières, aux antipodes de leur existence urbaine dans les pays industrialisés.

« Dès les années 1990, ethnologues, ONG, photographes et touristes du monde entier ont débarqué chez les Mentawai. Il y a eu une sorte de reconnaissance internationale de la beauté de leur culture. On assiste au mythe rousseauïste du « bon sauvage » et c’est ce qui plaît aux Occidentaux. » Olivier Lelièvre, ethnologue



Baï Goddaï et Baï Caro, deux femmes Mentawaï © Claire Bochet


Cet « ethno-tourisme » apporte un revenu supplémentaire aux populations locales. Les jeunes Mentawai peuvent notamment acheter du tabac et des cochons, nécessaires aux initiations chamaniques, mais aussi des pilules contraceptives pour les femmes. Cet argent leur permet également d’envoyer leurs enfants à l'école publique plutôt qu'à l'école coranique qui est gratuite. Paradoxalement, le tourisme menace la vie traditionnelle des Mentawai mais leur permet aussi de préserver ce qui reste de leur culture et du chamanisme. Mais jusqu’à quand ?, s’interrogent les spécialistes. Il faudrait réussir à trouver le bon équilibre qui éviterait à ces populations autochtones de figer leur mode de vie et leur culture dans un folklore sans âme.



Démonstration de Aman Lawlaw qui montre à des touristes venus d'Europe comment fabriquer le pagne traditionnel (kabit)


|  Likki, fils d’un chamane réputé, est aujourd’hui guide pour touristes


La crainte d’une folklorisation est bien réelle quand on voit que, pendant les mois d’été en Europe, parfois six groupes d'environ 25 personnes débarquent deux fois par semaine à Siberut. A l’échelle Mentawai, c’est beaucoup. Localement, de nombreuses personnes me racontent les impacts négatifs de ces arrivées : comportements exhibitionnistes et bruyants des groupes, alcool, marijuana… Les Mentawai qui ne sont pas en lien avec le tourisme sont à la fois importunés et jaloux de l’argent récolté par leurs voisins. Cette situation crée des dissensions. La société du troc ou de l’autosuffisance en forêt rencontre, comme dans bien des régions du globe, le pouvoir de l’argent.

Face à ces menaces, les Mentawai se sont organisés, notamment en s’ouvrant aux nouvelles technologies pour garder leur mémoire, laisser des traces de cette vie dans la forêt, de leurs us et coutumes, dans le but d'en montrer la beauté et ainsi encourager le monde à la préserver.



La famille de Téo Lépon visionne les images tournées dans la journée.




Si j’ai beaucoup plaisanté et chanté à n’en plus finir avec les Mentawai, j’ai aussi été témoin d’un monde en sursis. Les plus pessimistes voient ce peuple indonésien disparaître. Pourtant, sur place, certains se mobilisent, veulent reprendre en main leur destin et leur identité face à un gouvernement indonésien qui cherche toujours à les assimiler. Ces Mentawai ont créé leur propre radio et journal, tournent leur propre film racontant leur histoire, mettent en place des écoles indépendantes en charge de transmettre aux plus jeunes le patrimoine avec l’aide des anciens. Dans la forêt, la culture rythme toujours leur vie, difficile de croire que cela est si fragile tant elle m’a parue vivante. Une résistance s’organise mais les forces sont inégales. Quels esprits auront le dernier mot ? Ceux de la forêt ou ceux du monde urbain, industrialisé, globalisé des divinités de l’économie mondiale ?





|  Téo Lépon chante à propos de la chasse




Pour aller plus loin,
écoutez les deux émissions du magazine SI LOIN SI PROCHE :




Pour en savoir plus sur les Mentawai :

- L'ICRA qui défend les droits des peuples autochtones.
- I am tribe, le projet de Tahnee Juguin avec la Fondation Anako de Patrick Bernard pour la sauvegarde des peuples autochtones.
- Les travaux de Franck Michel, anthropologue, voyageur, écrivain, spécialiste du tourisme et de l'Asie.
- Pour organiser un authentique séjour chez les Mentawai, veillez à vous adresser à des guides locaux comme Likki ou Teddy que nous avons rencontrés.




Portrait de famille devant la uma