Figure unique dans le paysage de la chanson francophone de la deuxième moitié du XXe siècle, Jacques Brel a révélé une personnalité complexe au fil de sa carrière. La singularité de son œuvre et son interprétation incandescente en ont fait un homme aimé et admiré, reconnu dans le monde entier. Quarante ans après sa disparition, Jacques Brel semble garder sa place, celle d'un immense artiste intemporel.
Amsterdam est l'une des chansons les plus connues de Jacques Brel qu'il créa en 1964. Le public l'a plébiscitée, lors notamment des tours de chant donnés à l'Olympia, alors que son auteur lui-même n'était pas convaincu de son intérêt. Il ne le sera jamais tout à fait et c'est la raison pour laquelle elle ne fut jamais enregistrée en studio.
Il fut élève dans des institutions privées catholiques dont l'école des Clercs de Saint-Viateur. Plus tard, dès qu'il commença à écrire, Jacques Brel produisit d'abord un répertoire empreint de morale catholique à tel point que lorsque Georges Brassens l'entend pour la première fois, il l'affuble d'un surnom peu avantageux pour un chanteur, l'"Abbé Brel". En réalité, ce que font les hommes de la religion ne conviendra pas longtemps au Belge qui finira par la détester tout à fait. S'il reste chrétien, il doute et écrit en 1958, s'interrogeant sur la foi : Dites, si c'était vrai.
Brel fut chanteur auteur et interprète, mais aussi comédien et réalisateur. On se souvient particulièrement de son rôle aux côtés de Lino Ventura dans l'Emmerdeur d'Edouard Molinaro ou de la folle équipée du film L'Aventure c'est l'aventure (avec le même Lino Ventura) de Claude Lelouch. Il réalisa aussi deux longs-métrages : Frantz (1971) avec la chanteuse et amie Barbara et le Far West (1973).
Jacques Brel meurt le 9 octobre 1978 des suites de maladie. Un cancer des poumons vient à bout des forces de cet homme mu par une énergie unique. Si pendant longtemps, il brûle la vie par les deux bouts, fumant jusqu'à quatre paquets de cigarettes par jour, il est hanté par l'idée de la mort même s'il finit par s'y résigner. Elle le rattrape à l'âge de 49 ans.
Jacques Brel naît le 8 avril 1929 dans une famille bourgeoise. Son père Romain est à la tête d'une cartonnerie. Le jeune Jacky reçoit une éducation austère et catholique. Sa scolarité n'est pas heureuse et ses résultats mauvais. Seuls les cours de français et le théâtre amateur trouvent grâce à ses yeux. Rien ne coïncide avec l'avenir que lui réserve son père, un avenir dans l'entreprise familiale. "Mon enfance passa/De grisailles en silences/De fausses révérences/ En manque de batailles" (Mon enfance, 1967).
Jacques Brel se marie à l'âge de 21 ans avec Thérèse Michielsen, dite Miche. Elle lui donnera trois filles, Chantal, France et Isabelle. Malgré la vie de saltimbanque que le jeune chanteur s'est rapidement choisie, ajoutant à cela, de nombreux galas, des voyages et des liaisons extra-conjugales plus ou moins longues, elle restera le point d'ancrage indispensable. Malheureusement, les relations entre père et filles ne seront pas faciles, celles-ci lui reprochant d'avoir été un père absent, un père "fantôme".
Elle se fit attendre … En effet, avant de devenir le chanteur adulé, il dut affronter les affres de l'anonymat et du flop. Son talent éclate vraiment sur les planches de Bobino à la fin de l'année 1959 et la gloire le submerge. Les années 1960 seront celles de la frénésie. Sa renommée va bien au-delà de la Belgique et de la France : une comédie musicale qui démarre en 1966, fait salle comble à New York sous le titre Jacques Brel is Alive and Well and Living in Paris et reste plusieurs années à l'affiche. Sa gloire sera très lourde à supporter quand les paparazzis le poursuivront lors de ses hospitalisations dans les années 1970.
Cette comédie musicale est adaptée de l'œuvre de l'Espagnol Miguel de Cervantes, Don Quichotte. Jacques Brel adapte le livret américain en français et endosse le rôle qui lui va comme un gant, celui du fameux Don Quichotte. La Première a lieu le 4 octobre 1968 au Théâtre de la monnaie à Bruxelles signant là un retour sur scène triomphal. Le spectacle sera repris à Paris au théâtre des Champs-Élysées. Après 150 représentations, fatigué et malade, Jacques Brel est obligé de s'arrêter, à contrecœur.
Cet archipel français du Pacifique fut le dernier point d'ancrage de Jacques Brel. Après un périple à bord de son voilier, il arriva en 1975 dans la baie d'Atuona à Hiva Oa. En juin 1976, il loua une maison et décida de s'y installer. Même s'il meurt à l'hôpital de Bobigny en métropole, c'est dans le petit cimetière de Hiva Oa qu'il est enterré non loin du peintre Paul Gauguin.
Ce fut un des pianistes de Jacques Brel qu'il rencontra fin 1958. Celui qui fut premier prix au Conservatoire de Paris a partagé les meilleures années créatives du chanteur. Ce fut aussi le cas du compositeur et orchestrateur François Rauber ou de l'accordéoniste Jean Corti. Ces hommes, forts d'une amitié indéfectible, constituèrent une garde rapprochée qui façonna une grande part du succès de l'"animal de scène" Brel. Gérard Jouannest, disparu en 2018, fut le mari de Juliette Gréco, grande admiratrice de l'œuvre de Jacques Brel.
En 1953, il se produit au casino de la célèbre cité balnéaire (au bord de la mer du Nord) et finit avant-dernier à la "Coupe d'Europe du tour de chant". On ne sait pas si ce médiocre souvenir fut marquant pour lui, mais il évoqua la ville dans La chanson de Jacky (1965) et surtout en fit un tango en 1977 (Knokke-le-Zoute Tango) où affleurent désespoir, accablement, perdition et sombres sentiments.
Il semble que Jacques Brel aspira à vivre sa vie comme il l'entendait, se détachant des contraintes, quitte à provoquer des ruptures parfois mal comprises par son entourage et par le public. Il se libéra de l'entreprise familiale en laissant son poste à la cartonnerie pour se lancer dans la chanson. Il se libéra du rythme infernal des tournées pour approcher d'autres formes d'art. Il prit la mer pour ne plus avoir à supporter une notoriété envahissante.
C'est le nombre d'exemplaires de l'album intitulé sobrement Brel et sorti le 17 novembre 1977 (moins d'un an avant sa mort), soit 12 nouvelles chansons enregistrées en septembre de cette année-là : Jaurès, Orly, les remparts de Varsovie, Voir un ami pleurer, Jojo, Les Marquises, etc. Des classiques.
En 1959, Jacques Brel a 32 ans et sillonne la France pour se produire lors de galas. Cette chanson est écrite avec le concours de Gérard Jouannest, le jeune pianiste qui vient remplacer François Rauber. Ce qui est devenu une des œuvres majeures du répertoire du chanteur est en fait, de l'aveu même de Brel "un hymne à la lâcheté des hommes", bien loin de l'image de mâle dominant, si banale à cette époque-là.
Les lettres du nom et prénom du chanteur ont brillé longtemps et à de nombreuses reprises sur la façade du music-hall parisien. On le verra dès le milieu des années 1950 sur cette scène mythique d'abord en "lever de rideau". Mais c'est surtout dans ce haut lieu de la vie artistique parisienne qu'il fera ses adieux au showbiz et donc à la scène en octobre 1966, après des représentations triomphales, données sans le moindre rappel.
En 1964, une décennie après ses débuts, le critique Jean Clouzet fait paraître un recueil "Jacques Brel" dans la fameuse collection "Poètes d'aujourd'hui" aux éditions Seghers. On retrouve les textes expressionnistes de Brel aux côtés de ceux de Émile Verhaeven, Aimé Cesaire ou même Georges Brassens. Pourtant le chanteur déclarera un peu plus tard : "La chanson, c'est un acte de tendresse. Nous sommes des artisans, pas des poètes. Nous sommes exactement ce qu'on peut appeler des petits maîtres" (interview janvier 1966, Europe 1).
Cette chanson vient ponctuer la carrière du chanteur, clôturant un répertoire empreint de religion et de bon sentiment. Parue en novembre 1956, elle est construite de façon à ce que l'intensité dramatique, aussi bien du point de vue de la musique que de l'interprétation, augmente au fur et à mesure. Il s'agit là du premier véritable succès de Jacques Brel. Après ça, le répertoire deviendra quasi "expressionniste", passionné, dramatique, voire burlesque.
Véritable stakhanoviste des tournées et galas, Jacques Brel pouvait se produire deux fois dans la même journée et plus de 300 jours par an. Absolument rongé par le trac, le chanteur avouait qu'il était en proie à des crises, qui l'amenaient à vomir avant de se produire sur scène. Pourtant, du jour où il lâcha sa guitare et qu'il fut en scène avec des musiciens, tout son corps put s'exprimer au même titre que sa voix. Sa gestuelle fut un élément essentiel de son art, lui permettant ainsi de faire vivre des personnages qui peuplaient son théâtre intime.
Sa vie privée fut tumultueuse. Marié à Miche qui vivait à Bruxelles avec leurs filles, il eut une double vie, enchaînant les aventures plus ou moins longues. Avec la chanteuse Catherine Sauvage, l'attachée de presse Sylvie Rivet, la comédienne Annie Girardot. Ou encore Mady, sa dernière compagne. Passionné, amoureux, romantique, de son aveu même, ses relations sentimentales furent sans aucun doute un des moteurs de sa créativité.
Le 20 juin 1953, il passe une audition devant Jacques Canetti, grand découvreur de talent. Celui-ci l'engage pour deux semaines en septembre aux Trois Baudets à Paris. Les spectateurs bâillent et le succès n'est pas au rendez-vous, loin de là. Pourtant Canetti voit avant tout le monde le potentiel du jeune Belge. Jusqu'à la fin des années 1950, Jacques Brel, devenu enfin une vedette, se produira régulièrement dans le cabaret du boulevard de Clichy.
Celui qui rapidement sut qu'il ne pourrait travailler derrière un bureau, dans la cartonnerie familiale, mit un certain temps à trouver la bonne façon de s'exprimer sur scène. Une fois "libéré" de sa guitare, seul derrière son micro, il inventa "Jacques Brel" : son interprétation incandescente donnait vie à des textes si littéraires que même après sa disparition, et quarante ans après, son répertoire poursuit son chemin et irrigue encore la chanson d'expression française.
Au lendemain de la mort de sa mère Lisette en 1964, quelques semaines après celle de son père Romain, Jacques Brel, très affecté par cette double perte, mais toujours en pleine tournée, écrit les Vieux. "Les vieux ne meurent pas, ils s'endorment un jour et dorment/trop longtemps Ils se tiennent par la main, ils ont peur de se perdre et se perdent pourtant".
Jacques Brel était bien d'expression francophone, mais flamand d'origine. Né à côté de Bruxelles, à Schaerbeek, toute sa vie durant il incarna une certaine identité belge, magnifiant "Le plat pays qui est le mien". Ses déclarations furent parfois radicales à l'encontre de ses compatriotes, mais son attachement profond à son pays ne fut jamais remis en question.
En 1974, il quittait le port d'Anvers à bord de l'Askoy pour un périple sur les océans qui le mènerait finalement aux Marquises. Préalablement, il avait aussi passé un diplôme de pilote d'avion. Il achètera plusieurs appareils volants et finira même à la fin de sa vie, une fois retiré sur Hiva Oa, par faire l'avion-taxi pour rendre service aux habitants. Mais la voile comme l'aviation furent surtout pour lui des instruments au service d'un besoin viscéral de liberté.
Interprétée à l'Olympia en 1961 et sortie en 1962, la chanson est inspirée directement de l'œuvre Le désert des Tartares de Dino Buzzati. "Je m'appelle Zangra et je suis lieutenant/Au fort de Belonzio qui domine la plaine/D'où l'ennemi viendra qui me fera héros", un homme passé à côté de sa vie. Jacques Brel fut sans doute touché par ce destin, lui qui fut tellement vivant, et bien décidé à profiter de la vie.
