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Le 12 mars 2017, deux experts des Nations unies, l’Américain Michael Sharp et la Suédoise Zaida Catalan, sont exécutés au Kasaï-Central, en plein cœur de la République démocratique du Congo. L’assassinat, filmé, s’est déroulé non loin de l’épicentre d’une insurrection populaire sans précédent contre l’autorité de l’Etat – une insurrection réprimée très brutalement. Les miliciens du chef insurgé Kamuina Nsapu sont accusés d’un crime inédit au Congo. Un procès s’est ouvert à Kananga . De son côté, l'ONU poursuit son enquête. Mais six mois jour pour jour après le drame, il reste de nombreuses zones d'ombre. Contre-enquête.

Le dimanche 12 mars 2017, à 16h49 heure locale, l’experte suédoise Zaida Catalan téléphone à sa sœur Elisabeth. Les deux jeunes femmes ne se sont pas parlé depuis longtemps. Elisabeth Morseby n’entend au bout du fil que la respiration de son aînée et des voix d’hommes indistinctes. L’experte suédoise ne prononce pas un mot. 71 longues secondes. A peine plus d’une minute. Pour Elisabeth Morseby et leur mère, ce n’est pas une erreur, mais un signal, une alerte, un silence en guise d’appel au secours. Suffisamment inquiétant pour que la famille de Zaida Catalan contacte le quartier général des Nations unies, à New York. « J’ai immédiatement su que quelque chose n’allait pas, explique la jeune femme. Je pense qu’elle a trouvé un moyen d'appeler, mais elle ne pouvait pas parler ». Ce jour-là, Elisabeth Morseby est persuadée que sa sœur est peut-être blessée. « Mais quand j’ai vu la vidéo, j’ai su que ce n’était pas le cas. Elle a dû appeler juste au moment où ils ont été pris ». La famille de l’experte suédoise Zaida Catalan réclame toujours à l’ONU une enquête indépendante. « Nous voulons juste connaître la vérité », répète Elisabeth Morseby.

Ce 12 mars à partir de 17h15, Jean Bosco Mukanda, un enseignant de Bunkonde, village-paroisse du Kasaï-Central, appelle des journalistes, des hommes politiques et des militaires pour les informer que deux « Blancs » ont été tués, décapités, par des miliciens Kamuina Nsapu . C’est ce que Jean Bosco Mukanda expliquera lors du procès de Kananga, qui s’ouvrira le 5 juin devant la justice militaire congolaise. Quatre Congolais y seront accusés du meurtre des deux experts. De 16h49 à 17h15, c’est le délai maximum entre l’appel au secours et une exécution, sans état d’âme. 26 minutes tout au plus pour que Zaida Catalan réalise le danger et appelle sa sœur. 26 minutes pour que son collègue Michael Sharp et elle-même soient dépouillés de leurs biens, sacs, téléphones, bijoux et qu’ils soient séparés de leurs accompagnateurs. 26 minutes pour être enfin emmenés sur un chemin en brousse et que les criminels fassent ce que très peu avaient osé avant eux, tuer deux civils de l’ONU.

Le 21 juillet 2017, la salle d’audience est pleine quand Jean Bosco Mukanda vient témoigner devant les juges militaires de Kananga. Son audience est d’autant plus attendue qu’elle a été reportée. Le témoin ne s’est tout simplement pas présenté au « tribunal militaire de garnison » de Kananga. Son audition a presque été enregistrée en intégralité par la RTNC . C’est le principal accusé dans ce procès de Kananga, le jeune Evariste Ilunga Lumu, qui a demandé à la justice militaire d’entendre Jean Bosco Mukanda. Les deux hommes semblent à couteaux tirés.



Les quatre principaux accusés du procès de Kananga


Sur le banc, ils ne sont que quatre sur les seize prévenus inscrits sur le rôle du tribunal militaire de garnison de Kananga. Selon l’acte d’accusation, tous sont poursuivis pour « mouvement insurrectionnel, terrorisme, crimes de guerre par meurtre et mutilation ». La MONUSCO apporte un soutien technique et logistique. La police onusienne, UNPOL, a transmis tous les éléments d’information dont elle disposait. « C’est l’Etat congolais qui a la juridiction », répètent des officiels onusiens.



Liste des accusés, extrait d’un des rôles du tribunal militaire de garnison de Kananga


Le témoin vedette


À droite, en chemise rose, Jean Bosco Mukanda, le témoin-vedette, témoigne sous les yeux d'Evariste Ilunga dit Beaugars, principal suspect du procès de Kananga.


« Qui est-ce que vous reconnaissez parmi ces quatre personnes? », demande l’un des magistrats. Jean Bosco Mukanda, l’enseignant devenu témoin vedette, s’exprime dans un français presque parfait, il dit connaître trois des quatre accusés, cite même deux des trois noms et oublie le dernier. « Mais je le connais très bien », insiste-t-il. Interrogé sur les circonstances dans lesquelles il a rencontré les suspects, le fonctionnaire de 36 ans raconte avec beaucoup d’aplomb un épisode qui s’est passé, selon ses propres dires, entre le 16 et le 17 février 2017. Un mois avant le meurtre des deux experts, il aurait déjà eu affaire aux miliciens qui l’auraient pris, menacé d’exécution. Murmure dans la salle. Le témoin poursuit avec un ton plus grave. Théâtral, il fait lui-même les questions et les réponses. « Avec quel motif? », interroge-t-il avant de répondre en parlant de lui à la troisième personne : « Il a des parentés avec les policiers et les militaires, il cause avec eux, il faut l’enlever, le décapiter ». Pour s’en sortir, Jean Bosco Mukanda affirme avoir payé une rançon de 150 000 francs congolais. « C’est à partir de ce jour-là que j’étais en mesure de connaître mon collaborateur ici ». Jean Bosco Mukanda désigne Evariste Ilunga Lumu. La salle s’agite et le témoin se sent dans l’obligation de se justifier sur l’utilisation du terme « collaborateur ». « Silence », ordonne la cour.



Témoignage de Jean Bosco Mukanda, procès de Kananga, 21 juillet 2017, RTNC.

Il y a des ruptures dans le son qui semblent indiquer soit des interruptions dans l’enregistrement, soit des coupes effectuées au montage.



Dans les premières minutes, Jean Bosco Mukanda laisse croire qu’il n’est arrivé qu’après l’exécution : « C’est le jour où j’avais aperçu Monsieur Ilunga avec la tête d’une femme blanche ». Mais au fil des minutes, sans même aucune question, il admet être témoin de tout. L’enseignant charge les chefs locaux des deux localités où l’insurrection persiste, le chef Bula Bula de la localité de Tshidima et le chef Vincent Manga de la Tshiota de la localité de Ngombe . « Vincent Manga, ce jour-là, il portait une soutane rouge », précise le témoin.



Selon Jean Bosco Mukanda, l’homme en soutane rouge, dans la vidéo de l’exécution des deux experts, n’est autre que le chef Kamuina Nsapu de Ngombe, Vincent Manga.


« Chez le chef Bula Bula , je me suis arrêté, j’ai essayé de me renseigner, on m’a dit : on vient d’arrêter deux Blancs et quatre Noirs », explique Jean Bosco Mukanda à la barre du tribunal militaire de garnison de Kananga. « J’ai même posé la question. Où sont-ils? On m’a dit : on les a emmenés dans le lieu de décapitation ». L’enseignant raconte ensuite comment trois des accompagnateurs ont d’abord été décapités . Le quatrième aurait été épargné à la dernière minute, car il aurait assuré être un adepte de Kamuina Nsapu. Jean Bosco Mukanda raconte la scène du transfert de ce rescapé dans un centre de santé avec force détails. « On avait pitié sur lui, on voulait le mettre au centre de santé pour qu’il prenne les soins médicaux ». Mais, toujours selon l’enseignant-témoin, le blessé aurait été ensuite repris et exécuté. « On a jugé bon de ne pas le laisser partir. On a dit si on le laisse partir, il va dévoiler tous les secrets », justifie Jean Bosco Mukanda.



Et tu n'as pas eu peur des miliciens qui t'ont déjà torturé ? Qu'est-ce qui t'a poussé ? C'est ton sentiment de patriotisme ? »
Interpellation d’un magistrat militaire adressé au témoin Jean Bosco Mukanda. Procès de Kananga, le 21 juillet 2017.



Pendant toute cette séquence meurtrière, Jean Bosco Mukanda n’a pas été menacé, lui qui prétendait avoir été presque décapité un mois plus tôt. « Et tu n'as pas eu peur des miliciens qui t'ont déjà torturé ? ... Qu'est-ce que t'as poussé ? C'est ton sentiment de patriotisme ? », lui a gentiment demandé, au début de l’audience, l’auditeur militaire, le lieutenant-colonel Jean Blaise Bwamulundu Guzola. Selon des spectateurs dans le public, sur le banc des accusés, le jeune Evariste Ilunga ne cesse de répéter, comme par défi, que lui connaissait Jean Bosco Mukanda comme un « grand » chef de milice. Mais à la barre du tribunal militaire de garnison de Kananga, Jean Bosco Mukanda est catégorique : « En tant qu’intellectuel-enseignant, je ne pouvais jamais soutenir ce mal. » Son discours est en tout point sur la même ligne que celui de l’accusation et du gouvernement congolais. Les Kamuina Nsapu sont des terroristes, des illuminés, drogués et... cupides.



Nous avons affaire à une milice composée de jeunes âgés de huit à plus ou moins trente ans (...) drogués à souhait et baignés dans les fétiches. »
Réponse du vice-premier ministre de l'Intérieur Emmanuel Ramazani Shadari à la question d'un député de Dibaya, Martin Kabuya, devant l’Assemblée nationale, le 17 janvier 2017.



Jean Bosco Mukanda, c’est le témoin de tout le monde. C’est lui, l’auteur du premier coup de fil « traçable » après le meurtre, dans les 26 minutes qui ont suivi l’appel au secours de la Suédoise Zaida Catalan. Le 18 mars 2017, quand les Casques bleus se rapprochent pour la première fois du lieu où les corps des suppliciés ont été découverts, c’est Jean Bosco Mukanda qui va au-devant de la patrouille. Selon des sources onusiennes, il se met alors immédiatement à accuser ses voisins, peut-être même ses anciens collègues miliciens, d’avoir tué « les deux Blancs ». Il détaille le crime à différentes divisions de l’ONU, aux organisations de défense des droits de l’homme et aux médias. Il leur dit aussi plus d’une fois qu’il craint pour sa sécurité, et admet avoir pris une fois, « mais sous la contrainte », le baptême, la potion qui fait d’un simple villageois un adepte du chef insurgé Kamuina Nsapu.



Le système Kamuina Nsapu


A Bunkonde, le « témoin patriote » Jean Bosco Mukanda a pourtant une réputation plus sombre, celle d’être lui-même un redoutable chef de milice. Il a toujours aimé parler. Selon ses interlocuteurs dans les médias ou la société civile, il s’appliquait au début de l’insurrection à dénoncer les exactions commises par l’armée. « C’était au minimum un sympathisant de la milice », confie un journaliste local. En mars 2017, un haut gradé de l’armée le qualifie - lui - d’ancien chef de milice, devenu informateur de l’armée. Pourtant, plusieurs habitants de la région de Bunkonde accusent Jean Bosco Mukanda d’avoir des hommes, des armes et de s’être livré à des braquages. Parmi les anecdotes qu'ils racontent sur lui, il y en a une qui se déroule un mois à peine après la mort de Michael Sharp et Zaida Catalan. Le samedi 8 avril 2017, le « patriote » Jean Bosco Mukanda et ses hommes auraient violenté une femme qui refusait de se soumettre à leur campagne de travaux forcés. Poursuivie par les miliciens, la femme se serait réfugiée chez les FARDC . Les militaires auraient tiré sur les miliciens pour les disperser et auraient même tué un jeune d’une vingtaine d’années. Jean Bosco Mukanda et quatre de ses hommes auraient été arrêtés le jour même, puis relâchés quelques heures plus tard. Seule la victime, accusée par l’armée congolaise d’avoir propagé de fausses informations, aurait été gardée au cachot. Les témoins de ces exactions ont peur de parler : « il est protégé ».



Il (Jean Bosco Mukanga) a des parentés avec les policiers et les militaires, il cause avec eux. »
Extrait de l’audition devant le tribunal militaire de garnison de Kananga du témoignage de Jean Bosco Mukanda, parlant de lui-même, le 21 juillet 2017.



Jean Bosco Mukanda, c’est aussi celui qui désigne les coupables... et qui les arrête. Selon une source proche de l’instruction, le « milicien Jean Bosco » interpelle lui-même les personnes qu’il accuse avant de les remettre aux FARDC . Quasi-auxiliaire de justice, il a été aussi le premier à donner des indications sur le site d’enfouissement des corps des deux experts, allant même jusqu’à guider la MONUSCO. Jean Bosco Mukanda, c’est aussi celui qui apporte le nom d’autres témoins, c’est lui qui donne à RFI dès le dimanche 12 mars au soir le nom et les coordonnées d’un infirmier confirmant ses dires sur la mort des deux experts.



Jean Bosco Mukanda répond à l’enquête de RFI

Pour lui, ces accusations sont faites pour l’empêcher de témoigner



Depuis la mort des deux experts, ils sont une poignée d’infirmiers et d’enseignants, tous liés, à devenir les sources des médias nationaux comme étrangers, de l’ONU, de la société civile locale et des organisations internationales de défense des droits de l’homme. Et ils ont tous la même version des faits. Cette version coïncide avec les conclusions du comité d’enquête ad hoc créée par l’ONU, le « Board of inquiry » . Les experts Michaël Sharp et Zaida Catalan auraient forcé un barrage de miliciens Kamuina Nsapu. Un motard aurait été blessé par un de ces miliciens. Les miliciens auraient tué d’abord les Congolais, puis les deux experts, par cupidité. Ces témoignages viennent avec une liste de noms, ceux du procès de Kananga. Mais les éléments recueillis par RFI révèlent la fragilité de cette version.





Le féticheur du chef Kamuina Nsapu

L’Américain Michael Sharp et la Suédoise Zaida Catalan sont tous deux membres du groupe d’experts des Nations unies. Ce sont eux qui d’habitude démêlent le vrai du faux dans un pays où rumeurs et machinations se côtoient. Ils sont chargés de recueillir des informations relatives aux violations des droits de l’homme, à l’embargo sur les armes et à l’exploitation illégale des ressources. Créé à la fin de la deuxième guerre du Congo en 2004, ce groupe d’experts a pour but de mettre à la disposition du Conseil de sécurité et de son comité de sanctions ad hoc une liste d’individus ou de groupes qui menacent la paix. Les guerres du Congo, véritables guerres mondiales africaines, ont enrichi des militaires, chefs de guerre, politiques et hommes d’affaires, congolais comme étrangers. Jusqu’ici cantonné à l’est, le groupe d’experts des Nations unies au Congo s’intéresse pour la première fois au Grand Kasaï.



Jean Prince Mpandi, chef Kamuina Nsapu, au milieu de la cour royale, village Kamuina Nsapu, date intéterminée.


Sept mois après la mort du chef Kamuina Nsapu, le 12 mars 2017, Michael Sharp et Zaida Catalan chevauchent des motos et empruntent les pistes cahoteuses du Kasaï-Central en direction de Bunkonde, le village-paroisse où vit et enseigne Jean Bosco Mukanda. Comme dans l’est du Congo, ils partent « plus au sud » rencontrer des « groupes », des éléments Kamuina Nsapu, comme ils l’ont indiqué eux-mêmes dans un message reçu ce matin-là par RFI. Dans leurs sacs, ils ont des fioles pour recueillir des échantillons du fameux « baptême », cette potion qui transforme des villageois en miliciens. Ils sont venus dans la région de Bunkonde pour comprendre la rhétorique de ces groupes, documenter les armes qu’ils utilisent, en comprendre les circuits - s’ils existent - et découvrir le sens qui est derrière les actes de violence qu’ils commettent. Les deux experts pensaient avoir rendez-vous. La veille de leur assassinat, ils avaient rencontré à Kananga, la capitale provinciale, l’un des principaux féticheurs de la famille Kamuina Nsapu, François Muamba. Ils croyaient avoir son feu vert pour se rendre sur le terrain. C’est ce que révèle l’enregistrement d’une réunion dont RFI a obtenu copie.



Analyse de la conversation du 11 mars 2017 entre le groupe d’experts et l’un des féticheurs du chef Kamuina Nsapu


Le 11 mars 2017, Michael Sharp et Zaida Catalan reçoivent en milieu de matinée à leur hôtel à Kananga un individu dont ils espèrent beaucoup pour la suite de leur mission. François Muamba est l’un des chefs présumés des milices Kamuina Nsapu et un proche du défunt chef assassiné. Il vient à l’hôtel accompagné par toute une délégation : ses fils, des parents et des membres de la famille royale. Cette conversation à plusieurs voix, autour d’un verre, les deux experts de l’ONU ont décidé de l’enregistrer, comme le font souvent les enquêteurs onusiens. 1h09 et 7 secondes, c’est la longueur de cet entretien retrouvé dans l’ordinateur de la Suédoise Zaida Catalan. François Muamba ne parle ni français ni anglais, uniquement la langue locale, le ciluba. C’est un « vieux du village » de la lignée de l’un des frères du premier chef historique de Kamuina Nsapu. Ce sont ses proches qui jouent les traducteurs et facilitent le contact avec les deux étrangers.



Organigramme de la famille Kamuina Nsapu


Aux experts onusiens, François Muamba est présenté comme « le père biologique de Kamuina Nsapu, le gardien du pouvoir ». C’est faux, il n’appartient même pas à la famille régnante. Mais François Muamba est un féticheur qui est bel et bien à la tête de l’une des délégations venues à Kananga pour conclure un accord avec le gouvernement congolais. Une quarantaine de personnalités du village de Kamuina Nsapu, de Kananga ou même de Kinshasa sont attendues pour ces pourparlers. Jean Prince Mpandi, le chef défunt de Kamuina Nsapu, était un notable de la province du Kasaï-Central. Sa famille est partout, du côté des miliciens qui se revendiquent de lui, comme de l’administration qui les réprime. Après sept mois de violences et une terrible répression, en ce début de mars 2017, des négociations sont sur le point d’aboutir.



Ils sont venus pour une enquête, en vue de savoir ce qui s’est réellement passé. »
Thomas Nkashama, membre de la famille Kamuina Nsapu, au féticheur François Muamba, Kananga, le 11 mars 2017.



Qu’attendent les proches du défunt chef Kamuina Nsapu de ces discussions avec les autorités de Kinshasa ? La restitution de son corps et de ses fétiches, emportés le jour de son assassinat, l’arrêté de reconnaissance d’un nouveau chef Kamuina Nsapu et la libération des centaines de présumés miliciens emprisonnés. Une quarantaine d’entre eux ont déjà été libérés en guise d’ « invitation » à ces discussions. Les parents du « Grand Chef » défunt demandent aussi un dédommagement pour arriver à reconstruire leur village incendié par l’armée – officiellement une somme de « 75 200 dollars ». François Muamba et les membres de sa délégation expliquent tout cela aux deux experts onusiens la veille de leur assassinat.

Dans cet entretien, il n’y a aucune animosité. Michael Sharp et Zaida Catalan prennent le temps d’exposer leur rôle. Ils travaillent pour le Conseil de sécurité de l’ONU et préparent un rapport qui lui sera adressé. Le discours d’introduction de l’expert américain est traduit au vieux féticheur en ciluba, la langue locale : « Ils sont venus pour une enquête, en vue de savoir ce qui s’est réellement passé. Ils font ceci lorsqu’il y a conflit quelque part ». Les deux experts sont transparents avec leurs interlocuteurs. Depuis leur arrivée à Kananga, ils ont rencontré les autorités civiles, la police, l’armée, des représentants de l’Église catholique. En ce matin du 11 mars 2017, ils ajoutent qu’il est important pour eux de rencontrer un membre de la famille du chef Kamuina Nsapu pour entendre sa version des faits et faire passer « son message » à la MONUSCO et à New York.



Quand les faits ont commencé, le chef était absent du village; il était en voyage. »
François Muamba, l’un des féticheurs du chef Kamuina Nsapu aux deux experts, Kananga, le 11 mars 2017.



Les deux experts onusiens essaient pourtant d’échapper au récit sur l’origine de la révolte de Jean Prince Mpandi – un récit qu’ils ont entendu vingt fois depuis le début de leur enquête : comment la maison du chef a été investie par des militaires, sa femme violée, ses « attributs de pouvoir » profanés. Cette version, l’ONU la connaît depuis les premiers jours du conflit. Elle est vigoureusement démentie par Kinshasa. François Muamba et ses proches ont besoin de rentrer dans les détails de ce traumatisme originel. « Le chef Kamuina Nsapu était suspecté de détenir des armes, mais les militaires n’ont rien trouvé », insistent-ils. Cette violation de son domicile est à l’origine de leur colère.



 Le chef Kamuina Nsapu raconte la perquisition chez lui.

Au cours de ce long entretien, François Muamba et les parents du chef défunt insistent plusieurs fois sur la nécessité d’une intervention internationale pour aider leurs partisans « toujours en brousse » et sur l’importance du travail de la MONUSCO, la mission onusienne. « Même lui, le grand chef Kamuina Nsapu, avait exigé la [présence de la] MONUSCO », rappelle l’un de ses proches aux experts de l’ONU. Alors que Michael Sharp et Zaida Catalan envisagent de se rendre « sur le terrain » et en font part à leurs interlocuteurs, ces derniers essaient de les rassurer. « Il n’y a rien », disent-ils. L’Américain Michael Sharp cherche tout de même à comprendre pourquoi, quelques jours plus tôt dans le territoire voisin de Kazumba, un Casque bleu a été légèrement blessé par un fusil traditionnel. « Ils [les Casques bleus] n’étaient pas visés », répètent les proches de François Muamba. Dans cet enregistrement, on entend l’un d’eux expliquer au vieux féticheur en langue locale, sur le ton de la boutade : « Ils ont peur d’être tué à la machette ».



Des proches du chef Kamuina Nsapu au milieu des ruines de sa cour royale, le 11 mars 2017 © Sonia Rolley


Coïncidence : En ce week-end des 11 et 12 mars 2017, des journalistes de RFI et de Reuters se trouvent dans le village de Kamuina Nsapu et entendent un discours en tout point similaire. Après de longs mois d’affrontement, les villageois sont de retour. Ils attendent avec beaucoup d’excitation l’Unicef et Caritas qui viennent évaluer leurs besoins. Ce sont des jeunes pour la plupart, qui se disent membres de la famille du chef, mais pas miliciens. Après la découverte des corps des deux experts, le 27 mars 2017, un proche de la famille royale confiera au reporter de RFI: « Quand tu étais à Kamuina Nsapu [il y a deux semaines], tu étais parmi les vrais miliciens Kamuina Nsapu et ils ne t’ont rien fait ». Ce dernier démentira catégoriquement que les deux experts aient pu être victimes des adeptes du chef défunt.



Le mystère « Betu Tshintela »

Dans l’enregistrement du 11 mars 2017, il y a une série d’anomalies. D’abord, le rôle de François Muamba n’est pas correctement présenté par ses proches. Ensuite, les protagonistes semblent réticents à donner leur véritable identité. « Moi, c’est Thomas… Thomas Perriello », lance l’interlocuteur principal des deux experts. C’est le nom de l’ancien envoyé spécial des Etats-Unis, relève l’Américain Michael Sharp qui est immédiatement surnommé « Michael Jackson ». La boutade durera presque jusqu’à la fin, elle revient comme les verres de bière sur la table.



Non, non, non, donnons des garanties à propos des miliciens qui sont dans notre village. Ne parlez pas de ceux qui sont à Bunkonde. »
François Muamba, en ciluba, des propos jamais traduits aux experts la veille de leur mort. Kananga, 11 mars 2017



Le vieux féticheur s’inquiète : les débats se prolongent en français et il demande plusieurs fois à son entourage d’être tenu au courant de leur contenu : « Ne prenez pas de risques (…) Je ne comprends plus ce que vous êtes en train de dire en votre langue française ». Réalise-t-il que ses mises en garde ne sont pas traduites? Le « vieux » Muamba veut que les deux experts se rendent dans son village, là où tout a commencé : Kamuina Nsapu, le village du chef Kamuina Nsapu. Mais les experts onusiens, eux, s’intéressent à Bunkonde, présenté comme l’un des centres logistiques de ces groupes, avec des miliciens « différents », selon eux, et surtout bien mieux armés. La localité de Ngombe, qui se trouve à une vingtaine de kilomètres de Bunkonde, est aussi connue comme l’une des premières « Tshiota » de l’après Kamuina Nsapu, un centre d’initiation parmi les plus actifs. Ce sujet les intéresse aussi, même s’ils ne font que l’effleurer avec les proches de François Muamba.



C’est pourquoi nous devons avoir des réserves en parlant. Si en partant ils tombent dans une« embuscade, ils viendront dire : eux nous avaient donné toutes les garanties. »
François Muamba en ciluba à son entourage. Kananga, 11 mars 2017



François Muamba insiste auprès de ses interlocuteurs. Il ne faut pas que les experts aillent à Bunkonde. Lui, l’un des principaux féticheurs du clan Kamuina Nsapu, ne peut offrir aucune garantie pour leur sécurité dans cette localité. Il faut qu’ils aillent à Kamuina Nsapu, son village. Il peut répondre des miliciens qui sont là-bas. Mais les différents interprètes traduisent tout le contraire à Michael Sharp et Zaida Catalan.



N’ayez pas peur. Surtout ce côté que vous allez emprunter, il n’y a rien »
Thomas Nkashama, membre de la famille du chef Kamuina Nsapu, aux deux experts. Kananga, le 11 mars 2017



Qui sont les proches de François Muamba qui prétendent traduire ses propos en français et qui en réalité les déforment ? Celui qui s’est présenté comme « Tom Perriello » n’est autre que Thomas Nkashama, membre de famille du défunt Kamuina Nsapu. Il est proche du nouveau chef Jacques Kabeya, désigné depuis la mort des deux experts et adoubé par le gouvernement. Au cours de l’entretien, il explique avec précision les revendications de la famille, comme le ressenti des miliciens. La seconde suivante, il adopte d’autres positions plus surprenantes, comme de confirmer aux experts que des politiciens financent la milice ou de présenter comme un faiseur de paix le gouverneur Kandé, honni par les miliciens et épinglé par l’Union européenne comme l’un des instigateurs de la violence dans le Grand Kasaï.

« Moi, là-bas, je suis enseignant », glisse, à un moment de la conversation, Thomas « Perriello » Nkashama. Et pourtant à plusieurs reprises, il reçoit des appels et y répond en lingala, la langue de Kinshasa et des forces de sécurité. Son interlocuteur, il l’interpelle en utilisant le terme « Chef » ou « DP », l’abréviation de « Directeur Provincial », très souvent utilisée par les employés des services de l’Etat. Thomas Nkashama parle au « DP » de coups de feu « qui crépitent » près d’un camp « PM », Police militaire. Thomas Nkashama, - l’homme qui donne en ce samedi 11 mars 2017 le « feu vert » à l’expédition des deux experts dans le dos du « sage » Muamba - travaille pour la DGM, la direction générale des migrations. C’est l’un des trois plus puissants services de sécurité au Congo. Un membre de la famille royale le confirmera dans un rire nerveux : Thomas Nkashama a obtenu un poste officiel dans l’un de ces services que le défunt chef Kamuina Nsapu vilipendait.



Je viens d’appeler les gens à Bunkonde, ils vont nous attendre. Ils sont tous informés que nous allons venir avec les gens de la Monusco. »
Voix attribuée à Betu Tshintela, entretien avec le féticheur François Muamba. Kananga, le 11 mars 2017



Betu Tshintela est aussi présent à cette réunion, il était jusqu’ici présenté comme l’interprète des deux experts. Mais ce dernier semble plutôt avoir joué le rôle de coordinateur « terrain ». A en croire ses proches, c’est lui qui dans l’enregistrement évoque pour la première fois, avant même les experts, la destination de Bunkonde. Michael Sharp et Zaida Catalan semblent en avoir déjà parlé avec lui. Betu Tshintela est une énigme, sa famille a été la première à le donner comme disparu, mais sans jamais se manifester publiquement. Même quand le gouvernement congolais le donne pour mort et assure avoir retrouvé son corps. « Alors qu’ils nous le rendent », lance un parent. Betu Tshintela est parfois accusé d’être un agent de l’Agence Nationale des Renseignements. Ce que ce proche dément vigoureusement: « C’est un enseignant de Bondo, il parle un très bon français, c’est un intellectuel », insiste l’un d’eux. En accord avec les autorités provinciales, Betu Tshintela aurait accompagné François Muamba, le féticheur de Kamuina Nsapu, à Kananga pour faciliter les négociations. Betu Tshintela vivait même avec lui jusqu’à son départ avec les deux experts.



Ce sont les gens qui instrumentent des miliciens pour imputer l’honneur des Kamuina Nsapu. »
Propos attribués à Betu Tshintela, aparté avec les deux experts. Kananga, le 11 mars 2017.



Le 11 mars 2017, Il parle en aparté avec Michael Sharp et Zaida Catalan d’agents à Bunkonde, de démobilisation, des commanditaires de ces miliciens « très différents » et « mieux armés » qui intéressent tant les deux experts. « Ce sont les gens qui instrumentent (sic) pour imputer l’honneur des Kamuina Nsapu. Qui commandite ces petits Kamuina Nsapu ? C’est ça que nous nous demandons… Pour quels objectifs ? », murmure Betu Tshintela. Après leur disparition, François Muamba a assuré qu’il avait déconseillé à Betu Tshintela d’accompagner Michael Sharp et Zaida Catalan, comme le confirme l’enregistrement, et qu’il n’a jamais compris pourquoi son parent y est allé. Mais le féticheur de Kamuina Nsapu assure ne l’avoir jamais revu depuis.



José Tshibuabua ne cache pas son appartenance à l’ANR.


Il y a bien un agent de l’ANR impliqué dans la préparation de cette mission, sans doute présent lors de cette réunion. Presque au début, un « Monsieur… Tshibuabua » se présente, impossible de comprendre le prénom. Selon un proche, José Tshibuabua était chargé de « superviser » le voyage des deux experts. Qu’il soit de l’ANR, José Tshibuabua ne le cache pas. Il l’a même inscrit sur son profil Facebook. Il a également affirmé à sa famille être parmi les dernières personnes à être en contact téléphonique avec l’équipe vers midi le 12 mars 2017. Son cousin Betu Tshintela l’aurait appelé pour lui indiquer qu’ils étaient près d’un des ponts sur la rivière Moyo entre Kananga et Bunkonde. Une heure plus tard, le téléphone de « l'interprète » était éteint. Selon son entourage, Jose Tshibuabua n’aurait plus eu, ni lui, ni sa famille, de nouvelles de Betu Tshintela depuis.

Aucun participant de la réunion du 11 mars n’est venu témoigner au procès Kananga, ni n’a eu à s’expliquer sur les contacts pris avec de présumés miliciens à Bunkonde. Le 18 mars 2017, sur les antennes de RFI, le gouvernement congolais avait affirmé ne pas être informé du déplacement des deux experts onusiens à Kananga et à Bunkonde.



Réaction du gouvernement congolais, RFI, 18 mars 2017

Le ministre de la communication, Lambert Mendé, parle d’un voyage incognito de Michael Sharp et Zaida Catalan



Clément Kanku est-il impliqué ?

Plusieurs hautes personnalités de la province s’inquiètent de la disparition de Betu Tshintela, sans doute parce qu’il est le fils d’un chef de localité de la zone coutumière du chef Kamuina Nsapu. Parmi eux, Clément Kanku, le député du Kasaï-Central et ex-ministre suspecté par le quotidien américain New York Times d’être mêlé à la mort des deux experts. En cause, la découverte sur l’ordinateur de Zaida Catalan de deux enregistrements de conversations téléphoniques dans lequel Clément Kanku semble se réjouir d’une attaque menée par les adeptes de Kamuina Nsapu. Le quotidien américain pense avoir trouvé l’un des mobiles du meurtre et l’un des instigateurs de la violence au Kasaï. A l’époque de l’exécution des deux experts, Clément Kanku est encore ministre. Il sera remplacé au changement de gouvernement en mai.



- Honorable. On vient d’incendier Tshimbulu. C’est Constantin Tshiboko
- Ah, c’est bon. On a tout brûlé quoi »
Extrait d’une conversation entre le député Clément Kanku et le journaliste Constantin Tshiboko, 8 août 2016, jour de l’attaque contre Tshimbulu



Ces enregistrements – eux - datent du 8 août 2016, le jour de l’attaque des adeptes du chef Kamuina Nsapu sur la localité de Tshimbulu. Sur l’ordinateur de Zaida Catalan, ils sont rangés dans un dossier contenant 127 autres conversations qui datent toutes de cette même période, les 8 et 9 août, avant même la mort du chef. L’interlocuteur principal, c’est un journaliste qui travaille pour la radio de Clément Kanku, un enseignant de Tshikula, Constantin Tshiboko.



Que sait-on des écoutes téléphoniques du député Clément Kanku?


Dans la première conversation, le député du Kasaï-Central dit en langue local « c’est bon » quand son interlocuteur l’informe que les miliciens ont brûlé des bâtiments publics à Tshimbulu. Clément Kanku ponctue également par « c’est une bonne chose » quand Constantin Tshiboko annonce l’incendie imminent du bureau de la commission électorale. Mais deux heures plus tard, au cours de la deuxième conversation, le député devient plus nerveux quand il apprend qu’un garde du corps d’un gradé de la police a été tué par les miliciens. Pour son avocat, ces enregistrements ne prouvent rien, ils ont été manipulés par le pouvoir. Quant à Constantin Tshiboko, il n’aurait jamais fait partie des miliciens. « Il n’était même pas sur le lieu de l’attaque », insiste Me Dieudonné Tshibuabua Mbuyi qui renvoie aux propos de Constantin Tshiboko lui-même le jour de l’attaque. « Ici, à Tshikula, il n’y a pas d’endroit pour se procurer des unités pour que je puisse vous tenir informé », avait expliqué le journaliste à son patron député.



La nature et les circonstances de cette conversation ne peuvent aucunement laisser indifférent l’Officier du ministère public que je suis »
Extrait de la communication de Flory Kabange, Procureur général de la République. Kinshasa, le 23 mai 2017



Après les révélations du New York Times, le Procureur général de la République, Flory Kabange Numbi, décide d’ouvrir une enquête. Il explique même au cours d’une conférence de presse le 23 mai 2017 que si, à l’issue de l’instruction, il avait la conviction que les faits étaient établis, Clément Kanku pourrait, sur la base de ces enregistrements, être inculpé pour « participation à un mouvement insurrectionnel, assassinat, incendies volontaires, destructions méchantes, associations des malfaiteurs ». Le député du Kasaï-Central fuit le pays. Certains proches entrent en clandestinité.

Pourtant, avant même l’offensive contre le village Kamuina Nsapu, le gouvernement congolais était en possession de ces enregistrements. La veille de la mort de Jean Prince Mpandi, le 11 août 2016, les chefs des services de sécurité et le vice-premier ministre de l’Intérieur, Evariste Boshab, les diffusent même en présence de Clément Kanku et le mettent en cause. Ils sont descendus à Kananga pour mettre un terme, une bonne fois pour toutes, à l’insurrection. Mais Clément Kanku n’est pas poursuivi à l’époque. Il est même nommé ministre le 19 décembre 2016, à minuit, quand prend fin le deuxième et dernier mandat constitutionnel du président Joseph Kabila. Il perd son poste juste avant la mort des deux experts, à l’occasion du changement de gouvernement.



Dans une vidéo publiée sur internet dans les heures qui ont suivi la publication de l’article du New York Times, les conversations de Clément Kanku sont superposées à une série de photos prises par les services de sécurité.


L’entourage du député confirme une rencontre en janvier entre Clément Kanku et deux experts. Mais contrairement à ce qu’affirme le New York Times, c’est avec l’Américain Michael Sharp et l’un de ses collègues que le tout nouveau ministre a rendez-vous. « Il n’avait jamais entendu parler de Zaida Catalan, il n’avait aucune idée qu’elle enquêtait sur lui », assure un proche. Pour les partisans de Clément Kanku, le quotidien américain a obtenu les enregistrements par le gouvernement congolais et sur l’ordinateur de l’experte suédoise. « Une vidéo avec des photos prises par les forces de sécurité et un montage de ces enregistrements a circulé dans les heures qui ont suivi la sortie de l’article du New York Times », martèle ce proche.



Dans un communiqué rendu public le 23 mai 2017, le député du Kasaï-Central dément les accusations dont il fait l’objet.


Clément Kanku fait pourtant l’objet d’un intérêt tout particulier des Nations unies. Il n’y a pas que le New York Times qui le soupçonne. Son entourage est soupçonné d’avoir participé à l’exécution. Pour le député, il ne faut pas « tirer des conclusions hâtives ». « Nous sommes tous du même village », précise Clément Kanku, expliquant qu’il n’avait pas que peu ou pas de contact avec ces « parents ». Outre Betu Tshintela et son cousin, l’agent de l’ANR, José Tshibuabua, le journaliste Constantin Tshiboko, soupçonné d’avoir été présent lors de l’attaque contre Tshimbulu et le témoin-vedette, Jean Bosco Mukanda, sont « parents » . Interrogé par RFI, le député Clément Kanku ne semble pas être informé de cette connexion familiale. Mais il reconnaît avoir rencontré Jean Bosco Mukanda lors de l’une de ses tournées dans sa circonscription, avant le début de la crise. Clément Kanku semblait se souvenir que ce dernier avait même travaillé, parfois, pour sa radio communautaire. Ce que l’enseignant de Bunkonde dément.



Sans nouvelles des accompagnateurs

Que sont devenus les quatre accompagnateurs ? Ont-ils joué un rôle ? D’abord, il y a Betu Tshintela, « l’interprète ». Il semble très bien connecté et pas seulement à Clément Kanku. Selon un proche, il pouvait appeler des hauts gradés de l’armée à Kananga. Il a aussi un accès privilégié à Innocente Bakanseka, la ministre de la santé du gouvernement provincial. Celle qui était aussi porte-parole du gouvernement provincial jusqu’en janvier 2017 est membre de la famille de Kamuina Nsapu et pourtant « très » proche du gouverneur Alex Kandé . Les deux experts enquêtaient sur lui comme sur sa ministre. Ce nom de Betu Tshintela, l’ONU l’obtient à travers un agent du gouvernement provincial, un ancien missionnaire américain devenu chef des services informatiques du gouvernorat. Ce dernier a rencontré les experts deux jours avant leur disparition. Après, il a dit être le messager d’une « cousine » de Betu, inquiète de sa disparition, mais qui veut rester anonyme. La fameuse « cousine » a refusé tout contact direct avec RFI.



Leurs corps ont été retrouvés hier dans un trou. Ils étaient à trois. Il y avait également un de nos compatriotes. Les trois autres n’ont pas été retrouvés. »
Lambert Mendé, ministre de la Communication, le 28 mars 2017.



Pour le gouvernement congolais, le corps de Betu Tshintela a été retrouvé avec celui des deux experts. L’ONU, elle, dit n’avoir retrouvé que les dépouilles de Michael Sharp et Zaida Catalan et être toujours à la recherche de leurs « quatre accompagnateurs ». Pourtant la justice militaire congolaise et la police onusienne ont travaillé main dans la main lors de la découverte des corps des deux experts, le 27 mars 2017. La première autopsie a d’ailleurs été effectuée par un médecin congolais qui, trouvant les corps trop sales, les a lavés. Dans les jours qui ont précédé, ils ont bien retrouvé d’autres restes humains, mais dont l’état de décomposition était beaucoup plus avancé. Kinshasa insiste : le corps de Betu Tshintela a été retrouvé et rendu à sa famille, ce que ses parents démentent.



M. Guterres a exhorté les autorités de RDC à poursuivre les recherches pour retrouver les quatre ressortissants congolais qui accompagnaient les deux experts, précisant que l'ONU apportera sa coopération à cet effet. »
Communiqué du bureau du secrétaire général des Nations unies, 28 mars 2017.



Sur les quatre accompagnateurs, trois seulement ont été formellement identifiés. Les deux experts et Betu Tshintela seraient partis avec trois motos taxis : Isaac Kabuayi, Pascal Nzala et un troisième motard dont on ne connait que le prénom, Moïse. Au moment de sa disparition, Isaac Kabuayi, 23 ans, est moto taxi depuis six mois à peine. Son oncle, chez qui il loge, explique que le jeune homme est parti au pied levé : « J’étais à l’église, ce sont les voisins qui m’ont prévenu que mon fils était parti avec deux blancs de l’ONU ».

Pascal Nzala est chauffeur de moto et mécanicien depuis près de 6 ans. Né à Kisangani, il habite comme Isaac Kabuayi à Kananga 2, une zone plutôt favorable aux Kamuina Nsapu. C’est un ancien employé local des Nations unies. Il avait travaillé pour la mission onusienne à Mbuji-Mayi au début des années 2000. Pascal Nzala avait - lui - prévenu ses enfants qu’il partait travailler pour la journée pour la Monusco.

Les deux familles n’ont longtemps été interrogées que par la police onusienne, Unpol. Elles sont encore reçues de temps à autre, selon l’un de ses membres, « pour ne dire pas grand-chose, que les recherches continuent ». Elles n’ont droit à aucune assistance, à aucun soutien même juridique. Les motards étaient « engagés pour la journée » par deux « consultants » et pas des employés des Nations unies, tente-t-on d’expliquer côté onusien. Dans le procès de Kananga, les familles ne sont toujours pas parties civiles, mais tout récemment, un magistrat militaire a pris en note leur déclaration. « C’est un procès pour la mort des experts, pas les nôtres », explique un parent de Pascal Nzala. Le gouvernement congolais en parle pourtant souvent publiquement, accusant l’ONU ou les médias de ne s’intéresser qu’aux experts « blancs » et pas aux victimes congolaises.



Les habitants de la localité de Kamako, réfugiés pour la plupart en Angola, se souviennent de la disparition d’un de leurs motards.


Pendant six mois, il n’y a aucune certitude sur l’identité du troisième présumé motard. Certains le disaient venu de Kamako, un village tout proche de la frontière angolaise. Mais parmi les habitants de cette localité, la plupart sont réfugiés en Angola, certains se souvenaient de la disparition d’un motard qui a disparu, Moïse Sesanga Tshibuabua. Mais, selon ces réfugiés, c’était bien avant l’attaque de leur village, le 6 mars 2017, bien avant la mort des deux experts. Il faisait souvent la route entre Kamako, Kananga et Tshikapa, mais fin février alors qu’il se rendait à Tshikapa, il n’est jamais revenu. Selon les familles des deux premiers motards, tout récemment, un parent du troisième aurait refait surface, prétendant que tous ces derniers mois, il était en voyage.





Un rapport de l’ONU pour « établir » les faits

Le 15 août 2017, le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, a remis un rapport au conseil de sécurité qu’il avait lui-même commandité. Ce rapport, qui est confidentiel et dont RFI s’est procuré une copie, a été rédigé par un « comité d’enquête » qui a commencé son travail le 8 mai. Son objectif, selon ses propres termes de référence, c’était « d’établir les faits, y compris les circonstances qui ont entouré l’incident et, si possible d’identifier les auteurs. » Le comité chapeauté par Greg Starr, un ancien sous-secrétaire général adjoint en charge de la sûreté et de la sécurité des Nations unies . C’est le véritable objet d’un « BoI » , évaluer les procédures de l’ONU, repérer les failles, en mettre en place de nouvelles pour que « l’incident » ne se répète plus.



Lettre de transmission des conclusions du rapport du comité d’enquête de l’ONU. New York, 15 août 2017


L’équipe de Greg Starr est venue onze jours en République démocratique du Congo sur un mandat de trois mois, ses quatre experts sont passés à Kinshasa, Goma, Kananga. Sur les lieux du drame, au Kasaï-Central, ils n’ont passé que trois jours, transport compris, mais pour des raisons de sécurité, ils n’ont pas pu, écrivent-ils, se rendre sur les lieux du crime. Le comité a pour l’essentiel interrogé du personnel onusien, sans manquer de faire le tour des « représentations diplomatiques ». Son rapport fait constamment référence à l’enquête d’Unpol, la police onusienne.



« Les causes de l’incident », extrait du rapport confidentiel du comité d’enquête de l’ONU sur le meurtre des deux experts, point 132, page 32. Août 2017


Dans son rapport confidentiel, le comité d’enquête conclut qu’il est probable que l’assassinat ait été commis par les « membres d’une milice du Kasaï ». « Il y a une probabilité raisonnable que les meurtres soient intervenus après consultation avec un chef local et possiblement d’autres acteurs », écrit le comité. Concernant le mobile, il dit avoir été informé que l’un des deux experts avait l’habitude de transporter « des sommes relativement importantes de liquide », sans être toutefois en mesure de le confirmer sur cette mission à Bunkonde, sans même évoquer le montant qui aurait pu pousser au crime. Selon ce rapport, un unique témoignage transmis au comité fait référence à un partage d’argent entre miliciens. Après une série de « si », l’équipe de Greg Starr considère que cela aurait pu être un motif de « suspicion » suffisant pour expliquer le meurtre et le mentionne à plusieurs reprises dans son rapport.



« L’incident », extrait du rapport confidentiel du comité d’enquête de l’ONU sur le meurtre des deux experts, point 45, page 12. Août 2017


Le comité d’enquête livre toute une série d’informations en guise de préambule. Il évoque la réunion du samedi 11 mars et son enregistrement. « Monsieur Sharp et Madame Catalan ont rencontré un petit groupe de personnes se présentant comme ayant des connexions avec la tribu KN ». En revanche, nulle part le « Board » ne mentionne les liens de certains participants à cette réunion avec les services de sécurité de l’Etat. Jamais il n’est même suggéré que Betu Tshintela soit autre chose qu’un interprète. Nulle part, le « Board » ne mentionne les graves contresens par les soi-disant interprètes de François Muamba – le passage sous silence des mises en garde du vieux féticheur sur cette destination de Bunkonde sur lequel il estimait n’avoir aucun contrôle. Le comité reconnaît pourtant avoir eu accès à la traduction des propos de ce dernier. De cette rencontre, le « Board » ne veut retenir qu’une seule chose, il souligne que les deux experts n’ont pas suffisamment abordé avec leurs interlocuteurs la question de la sécurité.

Analyse de la conversation du 11 mars 2017 entre le groupe d’experts et l’un des féticheurs du chef Kamuina Nsapu

Le « BoI » cite abondamment des « sources » interrogées par la police de l’ONU qui donnent une version des faits très similaire à celle du témoin-vedette Jean Bosco Mukanda et de ses amis infirmiers et enseignants. Selon le comité d’enquête de l’ONU, « l’incident » aurait commencé par un tir de milicien Kamuina Nsapu sur l’un des motards de Michael Sharp et Zaida Catalan. Ce dernier parlant ciluba aurait eu un temps la vie sauve et aurait été amené à l’hôpital. Le reste de l’équipe aurait été amené dans la maison du chef Bula Bula. Conciliabule. Ils auraient tous fini par être tués, assure le comité d’enquête de l’ONU, sans précision sur l’heure du crime ou même de l’embuscade.



« L’incident », extrait du rapport confidentiel du comité d’enquête de l’ONU. Point 47, Page 12, août 2017


L’équipe de Greg Starr note même l’appel du téléphone de Zaida Catalan à sa sœur qui intervient selon ce rapport « à un moment », après leur arrestation. Elle ne donne aucune précision sur l’horaire, 16h49, ni ne préjuge de qui a pu passer l’appel. Même si, précise ce rapport confidentiel, le téléphone de l’experte suédoise ne pouvait être déverrouillé que par empreinte digitale ou code. Zaida Catalan n’avait pas mis sa sœur en « appel rapide », selon sa famille. Il a donc fallu entrer dans le répertoire ou directement taper le numéro pour passer cet appel. Toutes ces informations, le comité d’enquête les a reçues sans en tirer de conclusions. Aucune référence à la fenêtre des 26 minutes entre l'appel au secours et la diffusion de la nouvelle du meurtre qui met à mal sa théorie. Le seul point qu’admet le comité d’enquête est que ce coup de fil a permis de lancer l’alerte.



Le comité d'enquête a trouvé toutes ces sources touchées, attentionnées et, dans certains cas, des amis personnels. »
Extrait du rapport du comité d’enquête des Nations unies, point 69, page 18. Août 2017



Le « Board » n’exclut pas formellement la piste d’une implication d’agents de l’Etat congolais. Dans un chapitre intitulé « théories circulant sur la responsabilité de la mort des deux experts », le comité d’enquête classe toute une série de témoignages relatifs à une « conspiration gouvernementale » qu’il semble attribuer à des personnes « préoccupées » par l'événement, « affectées » ou même des amis personnels des deux victimes. Parmi les pistes sommairement évoquées, mais jamais développées par le « BoI », il y a les langues utilisées par les tueurs sur lesquelles « des hypothèses et des conclusions » auraient été bâties, les liens entre les principaux avocats des accusés du procès de Kananga et les services de renseignements, ou encore des appels suspects entre des responsables du gouvernement et les deux experts. Principale conclusion : « Le comité s’est assuré que les informations reçues ont été transmises aux autorités nationales compétentes ».

Jamais la piste d’une implication d’agents de l’Etat ne semble sérieusement explorée par les mandataires d’Antonio Guterres. Le comité note que les deux experts seraient passés par quatre barrages, deux de l’armée congolaise et deux des miliciens. Il ne mentionne jamais que Michael Sharp et Zaida Catalan auraient, selon un haut gradé de l’armée congolaise, forcé un barrage militaire ce jour-là. « C’était la dernière position de l’armée d’ici à Bunkonde », assure cet officier, rejetant à l’époque toute possibilité d’accident ou de poursuites de la part des soldats.



L’objectif (d’enquêter sur les fosses communes) aurait créé des tensions avec des officiels du gouvernement qui sont généralement considérés comme responsables de la majorité des fosses communes »
Extrait du rapport du comité d’enquête de l’ONU, point 41, page 34, août 2017



Le comité ne revient pas non plus sur le caractère extrêmement tendu des relations entre l’ONU et les forces de sécurité congolaises dans un contexte de découverte de fosses communes, ni même sur les propos tenus quelques jours plus tôt par le Haut commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, menaçant les autorités congolaises d’une commission d’enquête internationale. En ce dimanche 12 mars au matin, les Casques bleus ont mis en garde les reporters de RFI et Reuters qui enquêtaient sur les fosses communes attribuées à l’armée. « On devait se rendre sur un site, les FARDC nous ont bloqué la route et nous ont mis en joue. On a dû renoncer », confie un officier uruguayen de la Monusco. Une équipe d’enquêteurs des droits de l’homme de l’ONU a également dû rebrousser chemin deux jours après le meurtre, devant l’hostilité des services de sécurité. Ces incidents ont tous été rapportés à la hiérarchie onusienne.





Le comité note simplement que selon plusieurs de ses interlocuteurs, la volonté d’enquêter sur les fosses « aurait créé des tensions avec des officiels du gouvernement qui sont accusés d’avoir ordonné ou autorisé un usage excessif de la force contre des miliciens comme des civils dans cette zone et qui sont généralement considérés comme responsables de la majorité des fosses communes ». Sans préciser que certains des officiers déployés dans la zone où ont été assassinés les deux experts avaient déjà été épinglés par le groupe d’experts pour des crimes similaires à ceux commis au Kasaï comme le massacre de Kitchanga.



Ce que l’on sait du massacre de Kitchanga?


Dans un message confidentiel à New York, le 24 novembre, la Monusco dit avoir documenté pour la première fois l’existence de fosses communes, résultat d’une quarantaine d’exécutions sommaires par des soldats congolais.


Dans la plupart des communications du gouvernement congolais, de ses forces de sécurité comme dans les médias locaux et internationaux, il est dit que Michael Sharp et Zaida Catalan enquêtaient sur les informations faisant état de fosses communes dans la région. « C’est faux, mais le fait que tout le monde le croit, ça peut leur avoir créé un problème sécuritaire », estime l’un de leurs proches.



Le groupe d’experts de l’ONU n’exclue aucune hypothèse et demande une enquête internationale indépendante.


Dans son rapport final remis fin juillet 2017, le groupe d’experts des Nations unies, auquel appartenaient les deux victimes, a lui appelé le conseil de sécurité de l’ONU à décider d’une « enquête internationale indépendante ». Il estime qu’il s’agit d’un meurtre prémédité et qu’au vu des éléments en sa possession, dont l’enregistrement de la conversation entre leurs collègues et le féticheur François Muamba, il était impossibilité d’exclure à ce stade l’implication de différents acteurs (favorables ou non au gouvernement), les factions Kamuina Nsapu, d’autres groupes armés et les membres des services de sécurité de l’Etat.



Rapport du groupe d’experts des Nations unies sur le Congo, Août 2017


La vidéo au cœur de l’enquête

Le 24 avril 2017, c’est le gouvernement congolais qui a été le premier à diffuser publiquement la vidéo de l’exécution des deux experts, comme il avait été le premier à annoncer leur disparition ou même la découverte de leurs corps. A cette date, les diplomates occidentaux et onusiens l’ont déjà vue. La MONUSCO l’a également en sa possession, mais a gardé cette découverte secrète pour préserver les familles. Kinshasa ne s’embarrasse pas de ce type de détails. Pour le gouvernement congolais, cette vidéo est la preuve irréfutable que ce crime a été commis par les Kamuina Nsapu. Pour le comité d’enquête de l’ONU, comme pour la justice militaire congolaise, cette vidéo de 6 min 17 est une opportunité d’identifier les auteurs de ce crime. Plusieurs le seraient déjà.



Voici comment opèrent les hommes de Kamuina Nsapu (...), des terroristes qu’il faut éradiquer par tous les moyens »
Lambert Mendé, ministre congolais de la Communication, le 24 août 2017



Au Kasaï-Central, militaires et miliciens filment leurs exactions, toujours avec leur téléphone à la main, des images de mauvaise qualité qui ont souffert du « partage » de portable en portable. La vidéo de l’exécution des deux experts est insolite à plus d’un titre. D’abord il y a les deux qualités d’images et la caméra cachée. L’un des assassins retire le « cache » juste avant le premier coup de feu. Et la qualité de l’image s’améliore. Aucun expert n’a été en mesure de préciser la nature du « cache » ou de l’appareil d’enregistrement. La fonction « partage » a effacé l’essentiel des métadonnées, ces informations cachées permettant d’identifier l’appareil, l’heure et la date de prise de vue.



Captures d’écran de la vidéo de l’exécution des deux experts de l’ONU.


« L’appareil pourrait avoir été attaché au sommet d’une sorte de sac à dos, la caméra semble être à hauteur d’épaule de Michael Sharp », s’étonne un des experts en analyse vidéo consultés par RFI. L’Américain fait environ 1m 75, selon ses proches. Celui qui enregistre ne tient certainement pas l’appareil à la main, il n’y a pas de mouvement de droite à gauche ou de haut en bas. L’appareil est statique.

Plus étrange encore, l’une des voix qui apparaît et disparaît de la vidéo reste à équidistance de la caméra, comme si les deux individus étaient distincts, mais liés. C’est l’un des principaux donneurs d’ordre qui ne semble « rester » que pour le meurtre. Il n’apparaît jamais à l’écran et ne s’exprime qu’en français et en lingala. « Tirez lisusu ». Par quatre fois, il donne l’ordre de tirer et son instruction est immédiatement suivie d’effet. Quand les deux experts sont à terre, que son « siamois » appelle les présumés miliciens à arrêter de tirer – « ils sont déjà morts » - lui continue: « tirez, tirez, tirez ». L’une des hypothèses serait que le principal donneur d’ordre soit au téléphone.



Le système Kamuina Nsapu


Ces quelques mots en lingala prononcés par l’un des deux principaux donneurs d’ordre interpellent plus d’un expert. « C’est bizarre, les Kamuina Nsapu ne tolèrent pas cette langue, c’est la langue des ennemis, des tunguluba, les petits cochons », commente un linguiste. Le même expert identifie deux autres locuteurs « étrangers », l’un parle un mauvais ciluba, l’autre emprunte des mots issus du swahili de Lubumbashi quand il insulte les cadavres des deux experts. « Il utilise le terme « tuibwa », cette forme est proche du swahili parlé à Lubumbashi et ne s’emploie pas en ciluba », poursuit le linguiste. Fait aggravant, selon lui, le locuteur se corrige petit à petit pour revenir au ciluba, la langue des miliciens Kamuina Nsapu. « Signe d’une simulation, il n’est lui non plus pas natif du Kasaï », conclut le linguiste. « Mais les deux univers culturels et linguistiques cohabitent dans son cerveau, sans doute a-t-il des parents au Kasaï ». Dans la vidéo, ce dernier mélange insultes et formules rituelles. C’est lui qui filme, qui ordonne la décapitation.



Un meurtre prémédité


Analyse de la vidéo du meurtre des deux experts


La vidéo de 6 min 17 débute sur une scène qui n’a rien de menaçant. Les experts onusiens marchent librement. La scène pourrait paraître anodine tant les mots prononcés par les présumés miliciens sont rassurants, mais Michael Sharp et Zaida Catalan n’ont ni sacs, ni bijoux, ni chaussures. Un lapsus de l’expert américain laisse dès les premières secondes entrevoir le caractère dramatique de la situation. « Mais pourquoi vous venez de dire qu’il faut les enterrer? Interner? », demande Michael Sharp à ses ravisseurs. « L’échange a dû intervenir en français, sinon l’expert américain n’aurait pas compris », estime encore l’expert en linguistique. Ce serait donc l’une des langues privilégiées entre eux. Mais jusque-là les présumés miliciens leur promettent simplement de les emmener dans une « Tshiota » à la rencontre d’un chef.



- Nous attendons le chef. Il va nous rejoindre
- A la tshiota »
Paroles de présumés miliciens s’adressant aux experts, vidéo de leur exécution, le 12 mars 2017.



Dans le rapport du comité d’enquête de l’ONU, l’hypothèse retenue évoque une embuscade, un braquage, des discussions et « à un moment donné » un appel du téléphone de Zaida Catalan à sa sœur. Au début de la vidéo, l’experte suédoise et son collègue américain Michael Sharp ont donc déjà vu, selon l’hypothèse retenue par l’équipe de Greg Starr, l’un de leurs accompagnateurs se fait tirer dessus dans ce qui est présenté comme une embuscade. Ils auraient ensuite été séparés des trois autres congolais qui les accompagnaient, dépouillés de tous leurs biens. Michael Sharp et Zaida Catalan auraient passé un temps indéfini dans la maison du principal chef de milice Kamuina Nsapu, Bula Bula, en présence d’autres chefs venus de villages éloignés d’une vingtaine de kilomètres . Et quand l’Américain et la Suédoise sortent enfin pour être amenés sur une piste à l’écart en brousse, ils marchent librement. Michael Sharp pose des questions, accusant même ses interlocuteurs de mentir. Leur réponse est invariable jusqu’à la toute dernière seconde. « Nous attendons le chef, il va venir », répètent les présumés miliciens. L’un d’eux ponctue même l’échange par un « bon, il n’y a pas de problème à causer ».



De jeunes miliciens Kamuina Nsapu photographiés au cours d’une opération de sensibilisation pour la paix. ©DR


Au fil des secondes, la vidéo prend une tournure inquiétante. Au loin, une rafale de tirs de kalachnikovs. Michael Sharp note qu’il y a « beaucoup d’armes, beaucoup de couteaux » et demande à rebrousser chemin. Autour de lui, il n’y a que des jeunes hommes, pas d’enfants ni de femmes qui sont pourtant les composantes majoritaires de ces miliciens. Les bandeaux rouges, symboles de la révolte des Kamuina Nsapu, sont flambants neufs. « Ils n’ont pas non plus de fétiches, de branches dans les habits ou les cheveux, ils n’ont pas non plus d’armes mystiques », note un expert des affaires coutumières dans le Grand Kasaï. C’est vrai qu’ils sont « très armés ». Beaucoup ont en bandoulière ou à la main des calibres 12, d’anciens fusils de la force publique belge mais en bon état, à plusieurs coups. L’un d’eux tient un couteau. Il servira plus tard à décapiter Zaida Catalan.



 Attaque d’un poste de police par des miliciens Kamuina Nsapu

Au moment de l’exécution des deux experts et plus encore après, le groupe qui semblait homogène de présumés miliciens adopte deux types de comportements très distincts. Certains obéissent aux ordres sans discuter, ils répondent principalement aux deux donneurs d’ordre qui parlent une langue étrangère. Le principal accusé du procès de Kananga, Evariste Ilunga fait, lui, partie de l’autre groupe, celui des « locaux » qui semblent surpris et hésitent. Au premier coup de feu, il fuit. Celui qui se présente comme un villageois, un écolier, un mineur, a une équipe d’avocats, dont certains viennent d’aussi loin que le Sud Kivu. Evariste Ilunga dément tout, y compris la vidéo qui le montre sur les lieux du crime. Ses avocats accusent le gouvernement de l’avoir fabriquée plutôt que de tenter de souligner la faible implication de leur client dans l’exécution.



Evariste Ilunga, le principal accusé du procès de Kananga, identifié par l’ONU et la justice militaire congolaise


Après le premier coup de feu contre Michael Sharp, l’experte suédoise essaie de fuir, malgré les tirs qui bientôt l’atteignent aussi. Elle a les yeux ouverts, ce qui semble impressionner certains présumés miliciens. Ils commencent immédiatement à prononcer des formules de protection, refusent de participer à la décapitation, se contentant, comme Evariste Ilunga, de couper une mèche de cheveux. « Que la terre leur soit légère », répètent-ils comme des incantations. « Tout cela, ce sont des formules de protection que l’on retrouve chez les Kamuina Nsapu », précise le spécialiste des questions coutumières. Le preneur d’images s’énerve. Il s’inquiète de la réticence de ses compagnons. C’est à ce moment-là qu’il s’approche des corps des deux experts, semble comprendre ce qui inquiète les « incantateurs ». « Ah », lâche-t-il, avant de tirer pour la quatrième fois sur l’experte suédoise.



Vous aviez dit à Bunkonde que ces armes ne tiraient pas? »
Présumé milicien s’adressant à un autre, après l’exécution des deux experts. Vidéo datée du 12 mars 2017



Tous les propos du preneur d’images ne s’expliquent pas. A quoi fait-il référence quand il évoque une conversation « à Bunkonde » sur des « armes qui ne tiraient pas »? Selon la version officielle, les deux experts ne sont jamais arrivés jusque-là et les assaillants proviendraient des villages de Moyo-Musuila, Mulumba-Muteba et Ngombe. La référence à une rencontre à Bunkonde n’a rien d’anodin. Bunkonde, c’est une position de l’armée congolaise. Elle occupe le village-paroisse de Bunkonde depuis la mi-février. Les Kamuina Nsapu sont relégués dans les villages environnants, traqués par les FARDC . Seuls d’anciens miliciens peuvent vivre à Bunkonde, comme l’omniprésent Jean Bosco Mukanda.

Six mois après le drame, il n’y a toujours aucune certitude sur l’heure exacte du kidnapping des deux experts, ni même sur le lieu de l’embuscade. Ni la justice militaire congolaise ni le comité d’enquête de l’ONU n’ont été en mesure de fournir ce minimum d’informations concordantes nécessaires à une reconstitution des faits. Au grand dam des familles qui réclament une enquête indépendante, seule à même d’apporter la vérité.

Droit de réponse

RFI a reçu le jeudi 14 septembre 2017 une demande de DROIT DE RÉPONSE DU MINISTÈRE DE LA COMMUNICATION ET MÉDIAS de la RDC. Voici ce texte :

« C'est avec curiosité et une pointe d'agacement que les autorités judiciaires congolaises et tous les habitués des réseaux sociaux ont pris connaissance de la dernière livraison de l'enquête passionnée menée, parallèlement à la justice, par la journaliste Sonia Rolley sur la mort de deux experts de l'ONU au Kasai le 12 mars dernier.
Alors que la justice congolaise chargée, comme dans tous les États du monde, de dire le droit et désigner les coupables s'occupe de cette affaire pour laquelle elle mène actuellement un procès public impliquant des personnes poursuivies pour ces faits criminels, on ne peut que s'interroger sur la pertinence de ce reportage de madame Sonia Rolley avec des sous-entendus et des pseudo-révélations qui cachent mal des états d'âme.
C'est l'occasion de rappeler à cette journaliste chevronnée l'obligation légale et universelle pour toute personne détenant une information susceptible d'aider à la manifestation de la vérité au sujet d'un crime en instance de jugement de la mettre à la disposition de la justice.
L'attitude de Sonia Rolley est équivoque. Elle frise la dissimulation des informations et une certaine volonté de se substituer aux juges. D'aucuns diraient que c'est un procès sur le procès en cours qu'elle mène dans l'intention inavouée d'influencer la justice et cela est condamnable.
Aussitôt qu'un procès public sur une affaire a démarré, il n'appartient plus ni au Gouvernement ni à la presse, dont ce n'est du reste pas le rôle, de désigner les coupables à la place des juges. Ce principe est universel et vaut pour tous les apprentis justiciers. »
NDLR : ce documentaire web fait largement état du procès en cours et s’appuie sur des documents et témoignages publics.

De son côté le Secrétaire Général des Nations Unies, Antonio Guterres, a déclaré sur RFI : « Nous sommes en train de faire les consultations que j’ai annoncées au conseil de sécurité et aux familles pour mettre en place notre dispositif à nous. Il y avait différentes possibilités. La plus efficace serait à mon avis l’intégration d’experts indépendants à l’intérieur du système congolais. Je ne sais pas si sera possible ou non, sinon nous prendrons notre initiative. Nos collègues du département des affaires politiques sont en train de faire toutes les consultations nécessaires pour mettre en place le système qui puisse être le plus efficace possible pour que la vérité soit connue



Contacté par RFI pour répondre au contenu de cette enquête, Me Serge Miseka, l’un des avocats du collectif de défense d’Evariste Ilunga, plaide l’innocence de son client, identifié par la justice militaire congolaise et la police des Nations unies comme l’un des présumés miliciens présents sur la vidéo de l’exécution des deux experts. Me Miseka rappelle qu’il met en cause l’authenticité de la vidéo et qu’il demande toujours aujourd’hui aux autorités de s’expliquer sur la manière dont elles sont entrées en sa possession.

Les chefs Bula Bula et Vincent Manga, mis en cause par la justice militaire congolaise, sont jugés par contumace, considérés comme « en fuite ». RFI n’a pas été en mesure de les joindre.

Egalement cité dans cette enquête, le gouverneur Alex Kandé, toujours en poste en ce 12 septembre 2017, n’a pas donné suite aux multiples sollicitations de RFI pour répondre des différentes accusations dont il fait l’objet de la part de la communauté internationale.

Sollicité par RFI, le député Clément Kanku, ministre au moment de la mort des deux experts, a tenu à préciser le point suivant sur ses relations avec José Tshibuabua, Betu tshintela et Thomas Nkashama : « On est tous du même village, certains sont des parents, il ne faut pas en tirer des conclusions hâtives. Je connais José Tshibuabua, c’est quelqu’un de Kananga, mais je l’ai perdu de vue. Il a travaillé pour la concurrence, s’est notamment rapproché de l’autre député de la province. Mais j’ignorais qu’il travaillait aujourd’hui pour l’ANR. Ne pas l’avoir su, c’est un problème de sécurité pour nous tous. Tous les autres, ce sont des gens du village, je ne les connais pas vraiment ».

Droit de réponse de l’avocat du député Clément Kanku

Pour ce qui est des personnes citées comme présentes le 11 mars 2017, lors de la réunion de préparation de la mission des deux experts à Bunkonde, Thomas Nkashama et José Tshibuabua sont demeurés injoignables jusqu’à la publication de cette enquête le 12 septembre 2017. Betu Tshintela, « l’interprète », est donné pour mort par le gouvernement congolais. RFI n’a pas été en mesure de le joindre.

L’enseignant et témoin-vedette, Jean Bosco Mukanda, a démenti les accusations dont il fait l’objet de la part des habitants de la région de Bunkonde. « Je me suis investi corps et âme dans cette enquête, mais je n’ai pas arrêté qui que ce soit », a-t-il déclaré à RFI. Il reconnait être un informateur de l’armée et de la police congolaise, mais il dément avoir été et être aujourd’hui encore un chef de milice, estimant que ceux qui l’accusaient cherchaient à lui nuire à cause de son témoignage.

L’enquête et le procès de la justice militaire sont toujours en cours à la date de la publication de ce dossier. La présomption d’innocence continue donc de s’appliquer à chacun.

Les instances onusiennes ont affirmé à plusieurs reprises leur détermination à ce que la vérité soit faite sur les circonstances tragiques de la mort de leurs deux experts et sur le sort de leurs accompagnateurs congolais.



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