Chapitre 1 : La madeleine empoisonnée
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Alors qu'ils se pensaient à l'abri une fois arrivés à destination, les exilés restent parfois hantés par les violences subies dans leur pays ou durant leur voyage. Imprimés dans leur psyché, ces souvenirs empoisonnent leur quotidien.

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Alors qu'ils se pensaient à l'abri une fois arrivés à destination, les exilés restent parfois hantés par les violences subies dans leur pays ou durant leur voyage. Imprimés dans leur psyché, ces souvenirs empoisonnent leur quotidien.

Des maux qui débordent

C’est un cauchemar presque palpable. Lorsqu’il survient, Alain* paraît comme plongé dans une autre réalité. Le présent et le passé se confondent, et tout ressurgit : l’odeur pestilentielle de sa prison africaine, la touffeur de la cellule bondée, le grincement des grilles, les cris des prisonniers. Recroquevillé sur sa natte, il aperçoit ses codétenus s’approcher de lui, prêts à le violer. Il s'élance d'un bond vers la lourde porte et tambourine de ses deux poings pour appeler à l'aide. Mais personne ne l’entend. C'est là qu'il se réveille, hagard, le corps baigné de sueur. Il n'est plus dans son cachot, mais dans un appartement de la banlieue parisienne où un compatriote l'héberge.

Derrière ces mauvais rêves se cache un trouble appelé « état de stress post-traumatique » et qu'on désigne parfois par son acronyme : ESPT. Un syndrome probablement vieux comme le monde, dont on retrouve déjà la trace dans des textes antiques. Il a été provoqué par une confrontation brutale et intense à la mort, à des blessures graves ou une agression sexuelle, un événement en tout cas si violent qu'il devient impossible à expliquer et à temporaliser. L'espace-temps est explosé. L'événement revient sans cesse, disloque le quotidien, prend le pas sur tout le reste et martyrise les sens.

On parle alors de reviviscences. Laure Wolmark, psychologue au Comité pour la santé des exilés (Comede), les compare à la madeleine de Proust. Mais contrairement au gâteau de l’écrivain français qui faisait renaître le doux souvenir de l’enfance, celle-ci ravive un supplice qu’on voudrait oublier. Une madeleine empoisonnée. Lorsque ces reviviscences apparaissent en consultation, raconte la psychologue, les personnes deviennent mutiques, comme absentes. « Elles sont à la fois là et pas là. »

« Un traumatisme est quelque chose qui déborde, qui dépasse le cadre de la compréhension », explique Omar Guerrero, psychologue au Centre Primo Levi , à Paris. Ce qui ne peut pas s’exprimer par des mots se manifeste alors par des maux : des maux de tête, une envie de vomir, ou encore l'impression qu'on étouffe. Les victimes de tortures peuvent penser voir leurs tortionnaires dans la rue ou les transports, au point de ne plus oser sortir de chez elles ; celles de viol, que c’est inscrit sur leur front, ce qui va les pousser à s’isoler. Il y a aussi l'irritabilité, l'hypervigilance, les difficultés à s'endormir... « Ces symptômes sont accrus par la difficulté à être soigné dans une langue que l'on maîtrise, le poids de la violence et de la précarité sociale et administrative », note Laure Wolmark.

Omar Guerrero, psychologue au Centre Primo Levi
« Ce qui fait trauma, c’est quelque chose qui déborde des cases qu’on est habitué à fixer pour comprendre les choses. »
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Difficile de déterminer quelle proportion d'exilés arrivés en France souffre de ces blessures invisibles. Mais sur les 16 095 que le Comede a accueillis entre 2007 et 2016 pour un bilan de santé, près de 2 700 affichaient des troubles psychiques graves. Il s’agissait de la première pathologie qui touchait les patients passés par la structure, devant le VIH et la tuberculose. Au Centre Primo Levi, plus des trois quarts des quelque 400 personnes reçues en 2016 ont bénéficié d’un soutien psychologique.

Les armoires de ces centres de soin regorgent ainsi d’histoires d’exilés dont l’équilibre psychique a été durablement ébranlé. C’est une famille russophone d'un pays d'Asie centrale devenue non grata à la chute de l’URSS, que les autorités avaient menacée des pires sévices si elle refusait de quitter sa maison, et qui a bien du mal à expliquer l'origine de ses insomnies. C'est une femme qui a peur de fermer les yeux parce qu'elle a l'impression que ce qu'elle a subi est tatoué à l'intérieur de ses paupières. Ce sont des enfants témoins de violences contre leurs parents, qui, lorsqu’ils se trouvent dans la même pièce qu’eux, sont frappés de strabisme divergent. Comme si leur corps cherchait à les protéger de ce souvenir terrifiant.



L'histoire d'Alain, elle, est celle d'un fonctionnaire originaire d'un pays d'Afrique subsaharienne embarqué dans une manifestation de l'opposition, arrêté et jeté en prison. Une prison comme il en existe des dizaines sur le continent et dont les conditions d'enfermement sont régulièrement dénoncées par les organisations internationales. A son arrivée, ses codétenus ont été chargés de le briser. « Tu vas être notre femme », «  tu ne pourras plus avoir d’enfant », lui crachaient-ils. Une fois libre, Alain a fui, muni de papiers d’emprunt, pour atterrir finalement au Centre Primo Levi, où son parcours est raconté par Omar Guerrero.

« Pour savoir qui sont nos patients, il faut regarder les journaux d'il y a six mois ou un an », explique le psychologue. Pour les exilés qui arrivent en France, se soigner n'est pas la priorité. L'urgence est d'obtenir des papiers et trouver de quoi se loger. Ce n'est qu'une fois stabilisés qu'ils se préoccupent de leur santé. « Généralement, ils ne viennent pas spontanément, observe encore Omar Guerrero. Lorsque c’est un enfant, c’est l’école qui décèle un comportement violent, un repli dépressif ou une difficulté d’apprentissage. Pour les adultes, ce sont très souvent les CADA  ou les compatriotes qui les hébergent. »

« J’ai vu mourir des gens devant mes yeux »

Et puis il y a ceux pour qui la France n'est qu'une étape sur une route déjà semée d'embûches. On les retrouve à Calais, près d'une grande carte géographique colorée placardée sur un camion blanc. Un entrelacs de lignes tracées au feutre la parcourt. Elles s’échappent d’Erythrée, d’Ethiopie ou du Soudan, se rejoignent en Libye, fendent la Méditerranée pour remonter l’Italie puis la France et finir là, sur ce terrain vague où les migrants tuent le temps dans la grisaille glacée de ce mois de février.

Sous ces traits qui s'enchevêtrent se cachent des histoires qui se résument bien souvent en une succession de drames. Du bout de l'index, on suit celle de Musa. Il a 32 ans, une femme et deux enfants dont il a perdu la trace. Musa a fui le Darfour après que sa maison a été brûlée et son bétail saisi par les autorités. « Je me suis retrouvé dans un camp de réfugiés duquel je ne pouvais pas sortir. Un jour, je suis allé au marché, je me suis fait tabasser. On m'a dit : "Si on te revoit, on te tue". Je n'ai pas eu le choix, j'ai dû partir », raconte-t-il.

Autour de nous, un petit groupe s'est formé pour écouter la suite du récit. Il nous conduit en Libye, où Musa est resté près d'un an et demi. Dix-sept mois, précisément, dans l'enfer des migrants. Dix-sept mois à se faire régulièrement racketter par des hommes armés qui lui volaient argent et téléphone portable. « Parfois, se souvient-il aussi, je devais travailler toute une journée pour quelqu'un sans être payé à la fin.  » Il en rigole aujourd'hui, comme d'une vulgaire mésaventure. Peut-être parce que ce qu'il lui est arrivé ensuite l'a fait relativiser.

En Libye, Musa a été kidnappé et séquestré dans une de ces prisons clandestines où l'on torture les exilés pour quelques poignées de dollars. « Mes ravisseurs ont menacé de me tuer si je ne versais pas la rançon réclamée. Alors j'ai appelé ma famille qui est parvenue à rassembler la somme exigée. » Mais le pire moment de son parcours reste la traversée de la Méditerranée : 150 personnes sur une petite embarcation de quatre mètres, un calvaire de dix heures. « J'ai vu mourir des gens devant mes yeux », confie-t-il.

Laure Wolmark, psychologue au Comede
« Durant la traversée en bateau, ou à pied dans le désert, ce qui est traumatisant le plus souvent, c’est de voir d’autres mourir. »
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Devant le camion blanc, deux jeunes hommes commentent l’affiche colorée en se poussant du coude. « La carte leur permet de se sentir exister, de poser leurs parcours et leurs expériences », remarque Bobby Lloyd, volontaire chez Art Refuge UK. C'est elle qui l'a accrochée. Chaque semaine, cette organisation britannique spécialisée dans l’art-thérapie enjambe la Manche, chargée de crayons et de pâte à modeler, pour animer des ateliers destinés aux exilés. La méthode peut sembler dérisoire au regard de ce qu'ils ont enduré ; elle n'a d'autre prétention que de les aider à surmonter de nouvelles épreuves potentiellement traumatiques. «  On apporte l’art pour gérer le stress et l’angoisse », explique la quinquagénaire au carré blond.



« Une guerre psychologique »

Dans cette ville transformée en forteresse grillagée, tout est fait pour décourager les candidats à la traversée vers l'Angleterre. En novembre 2017, a été annoncé l'envoi sur place de 40 policiers supplémentaires, portant à 1 130 le nombre de policiers et gendarmes présents dans le Calaisis, dont 440 dédiés à ce que les autorités nomment pudiquement « la situation migratoire ». Alors ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb l'avait martelé : « Nous ne voulons pas de point de fixation », hors de question de voir se reformer la « jungle » démantelée à l’automne 2016.

En ce mois de février 2018, les exilés sont quelques centaines à errer dans la périphérie de Calais, trompant leur ennui autour d'un ballon de foot ou d'une canette de bière, en attendant le camion dans lequel ils se glisseront. « On est en dehors de la civilisation  », « on est traités comme des bêtes », dénoncent-ils. Ils racontent les nuits sans sommeil, cachés dans les landes ou dans les bois, les forces de l’ordre qui détruisent les tentes et les bâches qui servent de toit, et embarquent les sacs de couchage abandonnés dans la fuite. Chacun y va de son témoignage. L’un, brandissant une plaie à la main, dit avoir été matraqué. Un autre, les yeux encore rougis, affirme avoir été aspergé de gaz lacrymogènes. « Je suis venu pour trouver une vie, mais ce n’est pas une vie », grince Mahmoud*, originaire d’Afghanistan. « Au moins, ici, les talibans ne viennent pas nous tuer, mais la police nous harcèle. C’est une guerre psychologique », ajoute Ahmad.



Il y a aussi la nourriture monotone, le manque d'hygiène et les maladies qui rongent la peau ou les violentes bagarres qui éclatent parfois entre les communautés. Un mois plus tôt, des affrontements ont fait 18 blessés, dont cinq par balle. Il s'agissait du plus lourd bilan depuis l'été précédent lorsque des rixes interethniques avaient fait 16 blessés, dont un grave. « La violence, c’est à cause de la fatigue, justifie James, un Camerounais de 22 ans arrivé il y a six mois. Au bout de deux semaines ici, à dormir dans la forêt et à mal manger, les idées changent.  »

Gaël Manzi, coordinateur de l'association Utopia 56 à Calais, décrit ainsi des exilés arrivés tout sourire et qui, trois mois plus tard, sont devenus mutiques. Kim, bénévole au sein de la même association, témoigne des cauchemars qui agitent les nuits des mineurs qu’il lui arrive d’héberger. A ceux qui ne vont pas bien, la jeune femme tente d’expliquer qu’ils peuvent consulter un psy. Mais elle trouve rarement des oreilles attentives. Le sujet de la santé mentale relève du tabou, pas question pour ces jeunes gens de passer pour fous.

Il y a une hypervigilance qui exacerbe les tensions, des syndromes dépressifs qui conduisent parfois à l’automutilation

Les troubles sont pourtant lourds. « Il y a une hypervigilance qui exacerbe les tensions, des syndromes dépressifs qui conduisent parfois à l’automutilation, ou encore des stress post-traumatiques réveillés par les conditions de vie et l’incertitude de l’avenir », diagnostique Chloë Lorieux, responsable de l’action en santé mentale chez Médecins du Monde à Calais. Certains cherchent alors refuge dans l’alcool ou dans la drogue pour anesthésier la douleur et trouver le courage de tenter des passages de plus en plus risqués. Beaucoup réclament aux soignants du Tramadol, un puissant antalgique, qu’on leur refuse parce qu’il entraîne une dépendance et pour éviter tout trafic.

A l’époque de la « jungle », se souvient Chloë Lorieux, l’ONG parvenait à assurer un semblant de suivi thérapeutique. Une tente était ouverte tous les après-midi, les patients revenaient. Maintenant que les autorités empêchent tout point de fixation, elle en est réduite à ne pouvoir proposer que de « l’outillage » pour gérer le quotidien et à orienter les cas les plus graves vers les structures de santé publique, elles-mêmes confrontées à un manque de moyens. Plusieurs bénévoles croisés à Calais ont ainsi en mémoire des cas de personnes abandonnées à leur sort parce qu’elles n’avaient pas pu être prises en charge. Comme cet Ethiopien qui avait explosé de rage à cause de l’absence d’un interprète capable de le traduire à la permanence d’accès aux soins de santé (PASS).

Chez frère Johannès

Faute de mieux, Médecins du Monde mise sur l’accompagnement et l’écoute active pour combattre le stress et les ruminations. L’ONG a développé une collaboration avec Art Refuge UK, l’association britannique d’art-thérapie. Ce vendredi après-midi, comme chaque semaine, Bobby Lloyd et Naomi Press se rendent chez frère Johannès, les bras chargés de pâte à modeler et de jeux de construction. Ce religieux hollandais a ouvert en 2015 une maison pour accompagner les exilés les plus vulnérables. L'endroit respire la sérénité. Un bout de la salle à manger a été transformé en coin prière, séparé par une tenture du reste de la pièce. Une Bible est ouverte sur un meuble bas, des tableaux sauvés de la « jungle » sont accrochés au mur. « On n’est pas une maison pour les réfugiés, ce sont aussi eux qui nous accueillent », précise frère Johannès, sweat à capuche marron et cheveux mi-longs, en étalant sur la toile cirée de la grande table les œuvres en plasticine réalisées par ses protégés.

Il y a là un gros semi-remorque kaki rempli de figurines, quelques dromadaires et une longue barque dans laquelle s’entassent de petits personnages équipés de minuscules boudins faisant office de gilets de sauvetage. Deux fils de pâte bleue ondulés représentent les vagues. Une grosse lampe torche figurant les projecteurs des bateaux de secours complète la reproduction. « Celui qui l’a construite voulait représenter sa pire expérience. Les autres participaient en fabriquant les passagers et lui dirigeait l’atelier. Je pense que c’était une manière de concrétiser son épreuve la plus terrifiante et d’en reprendre le contrôle  », avance Bobby Lloyd.



« L’art permet d’approcher le vécu d’une autre manière. C’est moins traumatique que la parole. On dit ce qu’on veut sans entrer dans les détails, complète frère Johannès. Quand on commence à en parler, cela ouvre une blessure et provoque une décompensation, une lourde perte d’énergie. Il faut alors plusieurs mois pour retrouver la force nécessaire pour retenter la traversée vers l’Angleterre.  »

Près du religieux, un jeune Erythréen pose la tablette numérique sur laquelle il vient d'achever un photomontage. On y voit un couteau à pain voguer sur une mer d’huile, une carte de l’Europe et une photo d’hommes entassés dans la cellule d’une prison libyenne. Il l’a placée sur la lame. « Il y a une expression anglaise : "to be on a knife edge" », commente Naomi. En français, on la traduit par « être sur le fil du rasoir ».


* Les prénoms ont été changés