Paris 1889. La République française s’enorgueillit encore de posséder un empire et Paris est le centre du monde. En cette année du centenaire de la Révolution, celle que l’on surnomme déjà la Ville Lumière accueille la XVIe Exposition universelle. Cet événement considérable, qui s’étend de mai à octobre 1889, permet à la France de la Belle Epoque d’afficher, aux yeux de la Terre entière, son génie dans tous les domaines. Symbole le plus visible de ce génie français : la Tour Eiffel, audacieux chef-d’œuvre architectural qui, 41 ans durant, conservera son titre de plus haut édifice au monde.
Pendant que la célèbre Tour accueille, au Champ-de-Mars, des visiteurs par dizaines de milliers, un cabaret dénommé Le Moulin Rouge ouvre ses portes, place Blanche, à l’angle du boulevard de Clichy et de la rue Lepic, au pied de la butte Montmartre. Il fait immédiatement fureur grâce à une nouvelle danse, un quadrille créé au départ à Londres et dénommé le French cancan. C’est une danse acrobatique exclusivement féminine qui consiste à soulever ses dentelles et à faire le grand écart. De nombreuses autres figures vont lui être ajoutées par la suite.
Pressentant que l’Exposition universelle est le moment rêvé pour inventer un nouveau concept, Joseph Oller et Charles-Joseph Zidler ont flairé le bon coup. Les deux associés ne sont pas nés de la dernière pluie. Dix ans auparavant, Oller a imaginé, avec le duc de Morny, le principe du pari mutuel sur les courses de chevaux, qui va devenir le fameux PMU du tiercé et du quinté +. Quant à Zidler, il cumule déjà les casquettes d’impresario et de concepteur de spectacles (cirques, cafés-concerts, montagnes russes). Le sens des affaires de l’un, allié à l’imagination de l’autre, fait merveille.
Il faut bien se souvenir que Montmartre, à l’époque,
c’était les Champs-Élysées d’aujourd’hui »
rappelle Jean-Jacques Clerico, actuel président du conseil de surveillance et désormais propriétaire des lieux, y compris des murs, depuis 2009. « Pour les gens qui voulaient sortir le soir, il y avait les Grands Boulevards et Montmartre, les deux endroits à la mode ». Oller et Zidler surfent donc sur la vague de l’Expo universelle et du succès des bals populaires, en imaginant une salle de spectacle à l’architecture révolutionnaire où l’on peut à la fois venir boire un verre (voire plusieurs), danser et assister à des spectacles variés. Les costumes sont chatoyants et les changements de décor se font en un clin d’œil, autant d’atouts qui demeurent aujourd’hui.
Idée tout aussi géniale : les deux concepteurs font ériger au-dessus de l’entrée principale, tel un sémaphore invitant à la fête, un moulin de taille réelle, peint en rouge cardinal, le moulin étant le symbole de Montmartre, ce village dans la ville qui comptait alors des dizaines de moulins à vent sur les pentes de sa colline. Avantage ? On le voit de loin ce moulin écarlate, même des Grands Boulevards. Et d’autant mieux qu’Oller et Zidler y font installer d’emblée l’électricité, le Moulin Rouge devenant du même coup le premier bâtiment électrifié de Paris !
« Tout le monde a l’impression de connaître un peu l’histoire du Moulin Rouge, mais elle est incroyablement riche », souligne, sourire en coin, Thierry Outrilla, directeur de scène.
Directeur de scène de la revue « « Féerie » » démarrée en 1999, Thierry fête cette année ses 38 ans de carrière dans la maison. « Il y a une image d’un Paris ancien, avec l’absinthe et des histoires tristes », admet-il. « Mais aussi une image joyeuse, une image festive, grâce aux affiches de Toulouse-Lautrec ». Cette image quasi obsessionnelle du Moulin Rouge est tellement présente dans l’imaginaire collectif que l’édifice reste, en 2014, le quatrième monument le plus photographié au monde, selon le site américain Sightsmap.
Mais bien avant les iPhones et Instagram, il y eut donc, bien entendu, Henri de Toulouse-Lautrec, l’un des nombreux personnages de légende qui jalonnent le siècle et quart d’existence du célèbre cabaret. Même s’ils auraient sans doute connu la gloire l’un sans l’autre, Lautrec et le Moulin ont chacun œuvré à leurs succès communs : les affiches du peintre ont fait beaucoup pour la réputation de l’établissement. Et réciproquement.
La plus célèbre de ces affiches reste évidemment celle représentant La Goulue et Valentin-le-Désossé, deux des premières vraies vedettes des lieux. La première, de son vrai nom Louise Weber (1865-1929), devait son surnom à l’ardeur qu’elle mettait à écluser les coupes de champagne. Native de Clichy-la-Garenne et réputée pour sa gouaille, on lui doit notamment cette apostrophe, demeurée ô combien célèbre, lancée un soir au prince de Galles, le futur Édouard VII, venu célébrer l’Entente cordiale à sa façon dans les lieux de débauche :
Hé, Galles ! Tu paies l'champagne ! C'est toi qui régales ou c'est ta mère qui invite ? »
De son vrai nom Edme Étienne Jules Renaudin, Valentin-le-Désossé (1843-1907) fut pour sa part affublé de ce sobriquet pour ses talents de danseur et de contorsionniste. La légende veut que ce véritable marathonien des pistes de danse n’ait jamais accepté un sou pour se produire au Moulin. Fils de clerc de notaire, il s’éclipsa d’ailleurs du jour au lendemain en 1895, parti sans laisser d’adresse.
Jeune rivale de La Goulue, ce qui déclencha entre les deux divas de mémorables crêpages de chignon, Jane Avril (1868-1943) fut aussi l’une des premières vedettes du Moulin, en même temps que la muse la plus influente de Toulouse-Lautrec et que l’ambassadrice la plus stylée du French cancan, qu’elle exporta ensuite dans les principales capitales européennes.
Dans un tout autre genre, Joseph Pujol (1857-1945) s’illustrera aussi sur scène en qualité de pétomane, un talent anatomique singulier qui lui fera connaître le succès, sans jamais avoir à prononcer un mot. Un comble pour un Marseillais ! « Je suis le seul ici à ne pas avoir de droits d’auteur à payer » avait-il coutume de répondre aux curieux, une fois son numéro terminé.
Lorsque Paris accueille à nouveau l’Exposition universelle en 1900, parallèlement aux Jeux olympiques – oui, les temps ont bien changé ! – la réputation du Moulin est déjà faite, mais l’ampleur de sa renommée va décupler par-delà les continents, à travers les récits de milliers de visiteurs conquis par le Paris canaille de la naissance du XXe siècle.
Des voyageurs éblouis aussi par ce quartier de Montmartre où ont élu domicile des génies tels Renoir, Picasso, Utrillo, Modigliani et tant d’autres, tels Aristide Bruant et Guillaume Apollinaire, qui l’ont célébré dans leurs œuvres.
Décédé en 1897, Joseph Zidler n’est plus là quand l’établissement subit ses premiers grands travaux de rénovation durant l’hiver 1902-1903. Finis les bals, place au théâtre-concert dans un décor d’opérette, au sens littéral du terme, créé par Edouard-Jean Niermans, l’architecte en vogue du moment.
Dès 1907, une certaine Mistinguett (1875-1956) se révèle dans « La Revue de la Femme ». Née Jeanne Bourgeois, c’est elle qui insuffle un nouveau style au Moulin Rouge de l’Entre-deux-guerres, après qu’un incendie a détruit le cabaret en 1915. Plus polyvalente que ses devancières, la Miss sait danser, chanter mais aussi jouer au cinéma. Elle s’affirme comme une véritable meneuse de revue, un nouveau concept qu’elle impose avec son accent des faubourgs et son sens du show à l’américaine, à l’instar de Maurice Chevalier, son compagnon pendant dix ans.
Mistinguett le 05 avril 1947 à Paris
A la réouverture en 1921, elle règne en incontestable vedette des nuits parisiennes au gré des revues qui la conduisent également chez la concurrence, aux Folies Bergères ou au Casino de Paris, durant les Années Folles. C’est néanmoins au Moulin qu’elle crée en 1926 « Ça… c’est Paris ! » avec Jacques Charles, spectacle dont le titre-phare reste l’un des hymnes à la capitale les plus célèbres encore aujourd’hui. Débarrassé du service militaire, le jeune Jean Gabin fait à l’époque des apparitions remarquées sur scène aux côtés de « la Miss ».
Mistinguett
L’année 1929 marque, avec le krach de Wall Street, le début de la crise économique qui mènera au chaos de la Deuxième guerre mondiale. Le Moulin Rouge devient alors plus une salle de music-hall plutôt qu’un cabaret chic, amorçant un lent déclin qui va se poursuivre au-delà des années sombres. Signe que toute une époque prend fin, Mistinguett y fait ses adieux à la scène en 1939.
Dans le Paris de l’Occupation, l’établissement se transforme en dancing. Juste avant la Libération, Édith Piaf, déjà célèbre, se produit sur la scène du Moulin et révèle un jeune qu’elle juge plein d’avenir : un grand escogriffe qui se fait appeler Yves Montand. Repris par Georges France (le fondateur du Balajo), le Moulin Rouge s’installe dès lors, et pour un bon moment, dans sa période music-hall. Redécoré, il est inauguré, certains diraient comme un chrysanthème, par le président de la République Vincent Auriol, en 1951.
Malgré la concurrence d’autres établissements, il attire les plus grands artistes français et étrangers du moment de Luis Mariano à Charles Trenet, en passant par Line Renaud, Bing Crosby ou Joséphine Baker. Le grand virage vers le succès actuel se situe au milieu des années 1950 quand le Moulin se reconstruit peu à peu autour de son identité première : le cabaret spectacle.
Toujours présent, mais à petite dose, le French cancan reprend alors des couleurs et de l’importance sous la houlette de Doris Haug (1927-2014), une chorégraphe allemande qui a débuté à La Nouvelle Ève et au Bal Tabarin. Avec le metteur en scène Ruggero Angeletti, Doris Haug crée en 1957 la troupe des Doriss Girls, une escouade de danseuses qui ne va cesser de s’agrandir et redonner au cancan ses lettres de noblesse (la troupe compte aujourd’hui 60 danseuses et 20 danseurs).
La revue « Cancan », créée en 1961, connaît un triomphe et la reprise du cabaret par Jacki Clerico (1929-2013) trace une nouvelle ligne dont le Moulin n’a pratiquement plus dévié depuis, sur le plan artistique. Succédant à son père Joseph, qui avait également racheté le Lido sur les Champs-Élysées en 1946, Jacki Clerico fait agrandir la salle pour que l’on puisse y dîner confortablement et y installe un aquarium géant qui permet d’ajouter des numéros aquatiques aux attractions déjà existantes.
Jacki Clérico, propriétaire du Moulin Rouge, entouré de ses enfants Christiane et Jean-Jacques.e
La première revue à porter la patte Clerico s’intitule « Frou-Frou » (1963), spectacle dont le succès va l’inciter, par superstition, à faire commencer tous les titres des revues qui vont suivre par la lettre F. Jusqu’à la fin des années 1970, elles vont se succéder à deux ou trois ans d’intervalle : « Frisson » (1965-1967), « Fascination » (1967-1970), « Fantastic » (1970-1973), « Festival » (1973-1976), puis « Follement » (1976-1978).
À l’aube des années 1980, les revues durent plus longtemps, car elles sont devenues de plus en plus chères à monter. Entre 1978 et 1988 « Frénésie » et « Femmes, femmes, femmes » restent à l’affiche cinq ans chacune. Et « Formidable » onze, de 1988 à 1999. Jouissant toujours d’un prestige inégalé, le Moulin organise encore, durant cette période, des galas ponctuels avec, en vedette, des mégastars : Ginger Rogers en 1979, Liza Minnelli en 1982, Dean Martin puis Frank Sinatra en 1984 et aussi Mikhaïl Barychnikov qui y interpréta un Hamlet mis en scène par Maurice Béjart en 1986. « Un grand moment » se souvient Thierry Outrilla. « Une femme lui a demandé un autographe et il a signé Rudolf Noureev ! »
Signe des liens désormais séculaires qui lient le Moulin à la couronne d’Angleterre, l’établissement ferme une journée – une rareté – en 1981 pour aller se produire à Londres devant la reine Elizabeth et une autre fois en 1989 pour une représentation spéciale, cette fois en l’honneur du prince Charles et de Lady Diana. Cette année 1989 marque également celle du centenaire avec un gala qui voit défiler une pléiade de stars au pied de la butte : Charles Aznavour, Lauren Bacall, Ray Charles, Tony Curtis, Ella Fitzgerald, les Gipsy Kings, Barbara Hendricks, Dorothy Lamour, Jerry Lewis, Jane Russell, Charles Trenet, Esther Williams, tous sont présents le 6 octobre 1989, date du centième anniversaire.
La Reine Elizabeth assiste au spectacle du Moulin Rouge à Londres le 23 novembre 1981
En 1992, la direction tente un coup en engageant Latoya Jackson pour sa revue « Formidable ». La sœur du King of Pop se voit offrir le plus gros cachet jamais donné par le Moulin à un artiste : 5 millions de dollars pour un an de représentation, à raison de deux par soir. Mais l’expérience tourne court au bout de six mois et Latoya sera d’ailleurs la dernière artiste internationale à se produire au Moulin, à l’exception d’un concert en faveur de la recherche contre le sida donné par Elton John en 1994.
À l’aube des années 2000, le Moulin Rouge est en proie à des difficultés financières, il est temps alors pour Jacki Clerico de passer la main à son fils Jean-Jacques, lequel – on va le voir - va redonner tout son essor à la vénérable institution de la place Blanche.