Tout au long d’une trépidante histoire qui continue de s’écrire soir après soir, l’année 1999 restera comme une date charnière, celle d’un nouveau départ qui voit le célèbre cabaret redevenir peu à peu une entreprise extrêmement profitable. Désormais dirigé par Jean-Jacques Clerico, quadragénaire à l’époque, le Moulin lance la revue « Féerie », la dixième sous l’ère de la famille Clerico, le 23 décembre 1999.
Le défi ressemble à une équation insoluble : rester dans la tradition tout en étant moderne. « Nous avons investi au départ 8 millions d’euros dans la création du spectacle, dont 2 millions pour la musique (la musique originale de « Féerie » a été enregistrée par 80 musiciens et 60 choristes, ndlr ). Et nous nous sommes tout de suite attachés à ce que le spectacle ne soit pas à la mode pour que, justement, il reste à la mode » nous confie Jean-Jacques Clerico, cet homme avenant, modeste et pragmatique qui, lorsqu’il ne voyage pas au bout du monde pour les besoins de sa fonction (ce qui lui arrive quand même assez fréquemment), prend chaque jour, comme Monsieur-tout-le-monde, son RER de banlieue pour venir au bureau.
« Après 125 ans, les ailes du Moulin tournent toujours à un rythme effréné, comme nos danseuses » se réjouit-il aujourd’hui, dans la petite salle de réunion où il nous reçoit, une pièce nichée au milieu d’un dédale de couloirs, d’ascenseurs et d’escaliers qui serpentent à travers ce gigantesque établissement dont la façade du boulevard de Clichy cache cinq étages de locaux et d’ateliers divers. « Nous sommes restés, sinon à la mode, du moins au goût du jour et à la pointe des technologies de spectacle », reprend-il, sans forfanterie.
Féerie
« Je suis comblé avec un taux de fréquentation qui frise en 2014 les 96% et un éventail de clientèle qui part des plus jeunes aux plus anciens et qui brasse toutes les nationalités. Mais notre clientèle est française à 51% ! Je tiens à le dire parce qu’on n’est pas une ‘ boite à touristes’ ! ».
Alors que la revue « Féerie » tourne donc depuis quinze ans, le Moulin Rouge est devenu une entreprise extrêmement prospère. Ils sont déjà plus de 10 millions de spectateurs à avoir assisté à « Féerie » (certains mordus reviennent d’ailleurs tous les ans) et les chiffres donnent le tournis. À raison de deux spectacles quotidiens donnés sept jours sur sept, le cabaret le plus célèbre du monde accueille près de 1 800 clients chaque soir.
Des chiffres qui en disent long
Alors quelle est la recette d’un tel succès ?
Comme il l’évoquait plus haut, Jean-Jacques Clerico s’est d’abord attaché à ne pas tomber dans le piège de la « boite à touriste ». Pour y parvenir, il a donc instauré un système de quotas, afin de maintenir l’équilibre entre Français et étrangers. D’abord pour une question d’ambiance, mais aussi pour ne pas être tributaire des impondérables. Grâce aux réservations par internet et aux tours opérateurs, c’est un système finalement facile à gérer, une fois que l’on en a la maîtrise et l’habitude.
Il permet par exemple au Moulin de ne pas compter plus de 15% de ressortissants d’un même pays à chaque représentation. « C’est triste à dire, reconnaît Jean-Jacques Clerico, mais nous ne pouvons pas nous permettre d’être otages de l’actualité. Après le 11 septembre 2001, par exemple, les Américains ne voulaient plus voyager. Et au moment de l’épidémie du SRAS (2002-2003), la clientèle asiatique se faisait rare. Je connais certains établissements parisiens à qui cela a posé d’énormes problèmes. Pas à nous ».
À cette mécanique bien huilée est venu s’ajouter un petit coup de pouce de la fée cinéma. Présenté le soir de l’ouverture du Festival de Cannes 2001, le film ultra glamour de l’Australien Baz Luhrman intitulé Moulin Rouge ! (le point d’exclamation n’est pas de trop), avec dans le rôle principal une Nicole Kidman au sommet de sa gloire, va connaître un succès retentissant à travers le monde entier et rafler, entre autres, deux Oscars à Hollywood.
Ce n’est pas, loin s’en faut, le premier hommage du 7e art au célèbre cabaret. Le Moulin Rouge de John Huston en 1952 avait également remporté deux Oscars. Mais c’est celui qui aura eu, jusqu’à présent du moins, le plus d’impact.
Si le film de Baz Luhrman ne sort en France qu’en octobre 2001, il commence sa carrière dans les salles australiennes juste après le Festival de Cannes. Le Moulin va presque aussitôt en ressentir les effets. « Le film est sorti d’abord en Australie », confirme Thierry Outrilla, le directeur de scène du Moulin Rouge. « Quand on a vu les premières Australiennes arriver, des jeunes de 18-19 ans, on n’en revenait pas ! Elles se mettaient debout dans la salle.
Elles criaient en voyant arriver les danseurs torse nu.
Puis elles sifflaient et elles se levaient pour danser ». « Monsieur Henri, le directeur de salle, reprend-il, disait aux serveurs : ‘allez leur dire de s’asseoir, on est au Moulin Rouge !’ Et les serveurs répondaient : ‘ mais, elles sont tellement excitées qu’elles ne veulent pas s’asseoir !’. Et puis Monsieur Henri s’est très vite ravisé en réalisant sa méprise.‘Si elles sont debout, c’est qu’elles sont heureuses’ a-t-il compris. ‘Et elles ont 20 ans. C’est la clientèle de demain ! ».
Jean-Jacques Clerico lui-même ne minimise pas l’effet du film de Baz Luhrman sur le renouveau de son établissement, soudain redevenu chic et tendance « Le film a déjà suscité de l’étonnement au niveau du microcosme parisien. Ils ont découvert de la musique de la couleur, du « live » et puis de la joie, à commencer par mes enfants qui m’ont demandé d’amener leurs copains ». Et à l’international, les répercussions se font encore sentir aujourd’hui. Nombre de jeunes danseuses actuellement sous contrat au Moulin avouent d’ailleurs que Moulin Rouge ! a éveillé leur vocation.
Un bonheur n’arrivant jamais seul, Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, autre énorme succès de l’année 2001 a, lui aussi, remis Montmartre au goût du jour à la même période. Le fameux Café des Deux Moulins, devenu à son tour une attraction touristique grâce au film de Jean-Pierre Jeunet, trône en effet au 15 de la rue Lepic, à 150 m à peine de l’entrée du cabaret.
Millimétré à la perfection sur 1h 45 de spectacle avec une vingtaine de changements de décors savamment entrecoupés d’attractions de premier ordre (jongleur, acrobates, ventriloque, aquarium à serpents),
« Féerie » n’a pas beaucoup bougé depuis ses débuts en décembre 1999.
« Une fois que la revue est montée, une fois que tout est bien rodé, il faut juste garder la qualité du spectacle », précise Thierry Outrilla « Peu de choses ont changé en quinze ans, poursuit-il, mis à part les moyens techniques, car il faut suivre les progrès de la technologie. Mais on doit garder le spectacle en l’état. Le challenge c'est vraiment de garder la même qualité ».
Danseur soliste depuis neuf ans au Moulin Rouge, Nicolas Pihiliangegedera, le seul membre de la troupe à venir du cirque (il a été formé chez Annie Fratellini), abonde dans le même sens. « Le spectacle doit rester le même. »
Et le plus difficile, c’est de le faire aussi bien que le premier jour.
Alors, le risque n’est-il pas de laisser s’installer une certaine routine, soir après soir ?
« Pas vraiment » rétorque Nicolas. « S’il y a une routine, c’est une routine du travail et ça, c’est plutôt une bonne chose, car nous sommes un peu comme des athlètes de haut niveau. On doit se maintenir en forme. Mais sinon, le public est différent tous les jours, à chaque spectacle. De toute façon, insiste-t-il, si on laisse s’installer une routine dans sa tête, cela peut devenir dangereux pour le physique ».
Alors qu’un concurrent comme le Lido a fermé ses portes le 2 décembre pour quatre mois afin de procéder à une refonte totale de son spectacle et de ses locaux (ce qui signifie quatre mois sans recettes), Jean-Jacques Clerico est bien conscient qu’il va falloir bouger, même s’il avance : « pourquoi vouloir changer un spectacle aussi profitable ? » La réalité du maintien de « Féerie » à l’affiche est avant tout d’ordre économique, dans le sens premier du terme. En rachetant les murs en 2009, la direction a consenti à un très gros effort financier.
Dans le même souci tout structurer autour du Moulin, un pôle atelier a été créé qui regroupe désormais tous les savoir-faire contribuant au spectacle. Ainsi, la direction a également racheté ces dernières années le bottier Clairvoy et la plumasserie Février, maisons qui travaillaient déjà avec le Moulin depuis des décennies. « Les projets sont toujours en vue, mais ce qui bloque c’est qu’on veut faire les choses bien, argumente Jean-Jacques Clerico. Pour cela, il faut les moyens. Et on a déjà dépensé beaucoup, le tout en fonds propres (avec les capitaux de la société, ndlr, il faut le savoir. Et si on a pu le faire, c’est bien parce que « Féerie » nous l’a permis ».
En réalité, un nouveau spectacle est dans les cartons depuis un certain temps déjà. La musique et les chansons sont même écrites depuis 2008. Mais le nom et la date de mise en route de la nouvelle revue demeurent « top secret ». « On a des axes de développement très clairs et l’avenir est tracé » se contente de lâcher Jean-Jacques Clerico. Il faut dire que les possibilités ne manquent pas, en plus de la revue. Reconvertie en salle de concert « La Machine du Moulin Rouge», anciennement « La Loco », qui fait également partie de l’ensemble immobilier, pourrait être à nouveau transformée, voire associée au nouveau spectacle.
Il en va de même pour d’autres parties de l’édifice comme cette immense terrasse, que l’on ne voit pas depuis la rue, et qui pour l’instant n’est pas exploitée commercialement. Une chose est sûre, les travaux futurs n’entraveront que très peu les activités de la salle principale. Tout est en effet prévu pour qu’en cas de transformation, l’établissement ne ferme pas plus de trois semaines afin que, comme le veut la tradition, les ailes du Moulin ne cessent de tourner…