Tout au long de sa vie tumultueuse, le leader indien a entretenu une relation particulière et fondatrice avec la ville de Bombay. La maison de Gandhi dans le sud de la vaste métropole, la Mani Bhavan, devenue un musée, tente de préserver la mémoire de ces liens privilégiés.
« Vous connaissez la bonne nouvelle ? Le cœur de Gandhi bat encore ! » C’est par ces mots que le responsable du département des expositions du National Gandhi Museum de New Delhi, Ansar Ali, accueille en personne les visiteurs venus voir l’exposition Gandhi, à l’occasion des 150 ans du Mahatma. C’est une riche exposition en neuf séquences dédiée à la vie et l’œuvre du Père de la nation. Le clou de la manifestation est le cardiogramme du grand homme datant de 1937 et que le musée a récupéré pour faire entendre aux plus jeunes les battements de cœur de Gandhi. Un cœur qui bat lentement, si on en croit le rapport du médecin affiché à côté du cardiogramme. Lentement, mais sûrement.
Oui, le cœur de Gandhi bat encore, surtout dans les musées. L’une de mes grandes découvertes durant mon périple a été celle de ces musées où est préservée la mémoire de Gandhi, avec soin et imagination. La richesse des collections, la qualité intellectuelle et l’inventivité des hommes et femmes qui gèrent ces musées ne sont certainement pas étrangères aux succès populaires que ces musées rencontrent. Les visiteurs viennent de loin, des quatre coins du pays et du monde. Le plus beau et peut-être le plus incarné des dizaines de lieux de mémoire gandhiens qui existent en Inde est celui qu’on appelle la maison-musée Mani Bhavan, à Bombay.
Située dans le quartier chic et ombragé de Gamdevi, dans le sud de Bombay, cette maison bourgeoise marron-crème de deux étages, à balcon ajouré en bois, a accueilli Gandhi entre 1917 et 1934, à chacun de ses passages dans la capitale économique du pays. La maison appartenait à l’époque au bijoutier Revashankar Jagjeevan Jhaveri dont le fils Mani était un proche ami de Gandhi. D’ailleurs, c’est d’après ce fils trop tôt disparu que la maison a été baptisée « Mani Bhavan » ou la « Maison des joyaux ». En 1955, la maison est devenue un musée dédié à Gandhi et à la mémoire des campagnes importantes qu’il a lancées à partir de ce lieu.
Gandhi, 1931
« C’est une maison historique où s’est écrite l’histoire exceptionnelle de notre pays », explique la directrice du musée, Usha Thakkar. C’est d’ici que Gandhi lança le mouvement de la désobéissance civile en 1917. Une inscription sur la terrasse rappelle que Gandhi y fut arrêté en 1932 suite à son refus de renoncer à son opposition au pouvoir, comme il l’avait affirmé dans une lettre historique adressée au vice-roi des Indes , Lord Freeman-Thomas Willingdon, à la fin de l’année 1931 : « La désobéissance civile n’est pas seulement le droit naturel du peuple, spécialement quand il n’a pas voix au chapitre dans son propre gouvernement, mais elle est aussi un substitut efficace à la violence et à la rébellion armée. C’est pourquoi je ne pourrai renier à ma foi. »
Une figure publique de première importance
« Alors, ce qui devait arriver, arriva, raconte Usha Thakkar. Le 4 janvier 1932, à 3 heures du matin, alors que Bombay dormait encore, la police est venue frapper à la porte du 39 Laburnum Road. Le commissaire de police s’était déplacé en personne, car entre-temps Gandhi était devenu une figure publique de première importance. Il avait réussi à transformer le parti du Congrès en un outil de transformation sociale et politique, mobilisant l’ensemble de la population indienne. C’est Devdas, le fils cadet du Mahatma, qui est allé réveiller son père dans la tente sur la terrasse où celui-ci avait l’habitude de dormir. Gandhi aurait souri en écoutant le commissaire de police lui lire le contenu du mandat d’arrêt. Il s’y attendait. Il a demandé qu’on lui accorde une demi-heure pour se brosser les dents et dire ses prières. Une demi-heure a suffi, semble-t-il, pour que tout Bombay soit prévenu de l’arrestation de son leader. Ainsi, c’est sous les acclamations d’une foule immense réunie à l’entrée de la maison que Gandhi monta dans le véhicule qui l’emmena à la prison de Yervada, à Poona, à quelque 200 kilomètres de Bombay. »
« C’était sans doute dramatique à l’époque pour les proches de Gandhi de voir ce vieil homme partir en prison, mais l’épisode aura une suite imprévue et plutôt agréable pour nous », enchaîne Sandhya Mehta, la collaboratrice de la directrice de Mani Bhavan. Et Sandhya Mehta de poursuivre : « Il y a quelques années, un visiteur est venu frapper à la porte de la direction, après avoir fait le tour de la maison. L’homme s’appelait David Wilson, il était de nationalité britannique. Il nous a dit combien il était ému par cette visite, car le commissaire de police venu arrêter Gandhi n’était autre que… son propre grand-père, qui était posté à Bombay dans les années 1930. David avait lu l’histoire de cette arrestation dans le journal intime de son grand-père et avait ressenti comme nous tous qu’il s’était passé quelque chose d’important ce jour fatidique du 4 janvier». Et Sandhya Mehta de me confier : « Nous ne désespérons pas d’acquérir un jour le journal intime du commissaire Wilson pour notre collection ».
La collection en question est d’ailleurs déjà très riche, composée de photos, maquettes de scènes de vie de Gandhi, lettres échangées avec des grandes personnalités indiennes et internationales dont Hitler et Tolstoï. Selon la légende, la lettre à Hitler avait été censurée par les autorités coloniales, mais Gandhi l’avait rendue publique, même si son espoir de persuader Hitler de mettre fin à la guerre et régler ses conflits de manière non violente, avait été sévèrement jugé par ses contemporains. La postérité n’a pas été plus compréhensive non plus. Les photos, pour leur part, mettent en scène les étapes d’un parcours hors du commun mais aussi le mûrissement d’une pensée, comme le raconte une série de quatre photos exposées côte à côte, représentant l’évolution vestimentaire de Gandhi.
Une force d’âme
« Pour la génération de Gandhi, fait remarquer la directrice de Mani Bhavan, Usha Thakkar, le combat pour l’indépendance allait de pair avec le besoin des Indiens de se redéfinir en tant que peuple. Cette redéfinition passait par l’aspect vestimentaire. Gandhi en était le meilleur exemple. En revenant en Inde en 1915, le futur Père de la nation va très vite abandonner son costume occidental trois-pièces pour s’habiller à l’Indienne. Or, il y a plusieurs manières de s’habiller à l’Indienne, à la manière des Gujarati avec un turban, à la manière cachemirienne qui mêle les costumes hindous et musulmans ou à la manière adoptée par Gandhi à partir des années 1930, lorsqu’il emprunta aux paysans indiens leur vêtement fait d’un simple drap en coton noué autour de la taille. »
« C’est habillé de ce pagne, doublé d’un châle blanc négligemment mis autour de la poitrine, que Gandhi ira voir le roi au palais de Buckingham, en Angleterre, lors de la seconde Conférence de la table ronde, rappelle Usha Thakkar. Et lorsqu’un journaliste lui demandera s’il n’avait pas honte d’avoir été si peu habillé pour une visite aussi solennelle, il murmurera pour toute réponse :"Le roi l’était assez pour nous deux". »
On ne peut quitter le musée de Mani Bhavan sans s’arrêter quelques instants devant la chambre de Gandhi, gardée intacte et regroupant les objets du quotidien : le matelas recouvert d’un drap blanc et reposant à même le sol, l’écritoire, les sandales en bois, ou encore les fameux rouets. C’est à Mani Bhavan que Gandhi a appris à filer du coton avec le rouet, devenu depuis un emblème de sa vision du monde. « Nous perpétuons ce souvenir en organisant chaque semaine des cours pour enseigner l’art de tisser à la main », prévient la directrice du musée, Usha Thakkar.
Usha Thakkar, directrice du musée de Mani Bhavan
Lieu préféré de la directrice, la chambre de vie et de travail du Mahatma au deuxième étage a vu passer des visiteurs importants, dont le couple Obama en 2010. « J’ai eu l’honneur de guider le couple présidentiel à travers le musée, se souvient Usha Thakkar. Les Obama se sont arrêtés longuement dans cette pièce. Ils étaient étonnés par l’aspect monacal de la chambre, un minimum de meubles… Cette chambre illustre en effet la frugalité du Mahatma. Elle est la preuve que quelques livres, un stylo pour écrire et la force d’âme suffisent pour lutter contre l’injustice et faire ébranler la conscience, celle en l’occurrence d’un empire puissant qui voulait tenir en esclavage tout un peuple. »
Cette force d’âme, Gandhi en avait abondamment. Obama en a témoigné dans la phrase qu’il a écrite de ses propres mains dans le Livre des visiteurs du musée : « Je suis rempli d’espoir et d’inspiration puisque j’ai le privilège de visiter ce témoignage de la vie de Gandhi. C’est un héros, pas seulement pour l’Inde, mais pour le monde entier ».
Bombay, l’épicentre des agitations sociales lancées par Gandhi
Pour les admirateurs de l’icône indienne, la visite d’Obama à Mani Bhavan pendant son passage en Inde fut plutôt frustrante, car comme me l’a expliqué un gandhien, les traces de Gandhi à Bombay ne se limitent pas à Mani Bhavan. « Il y avait une véritable histoire d’amour entre cette métropole occidentale de l’Inde et Gandhi », font remarquer de concert Sandhya Mehta et Usha Thakkar, qui sont aussi les co-auteures d’un opus intitulé Gandhi in Bombay : towards Swaraj (« Gandhi à Bombay, vers l’indépendance »), paru en 2017. « Mohandas, qui n’était pas encore Gandhi, avait larmes aux yeux quand son bateau, qui le ramenait de l’Afrique du Sud en Inde en 1915, s’est approché des eaux territoriales indiennes que la skyline de Bombay s’est dessinée à l’horizon », racontent la duo Mehta et Thakkar.
A son retour en Inde, Gandhi s’installera loin de Bombay : à Ahmedabad pendant la période 1915-1930, puis à Wardha, au centre géographique de l’Inde pour la période 1930-1948. Mais c’est à Bombay qu’il établit son quartier général politique. « C’est à partir de Bombay qu’il lance, raconte Usha Thakkar, les principales agitations sociales incessantes qui vont conduire l’Inde vers l’indépendance en 1947 : la hartal (grève générale) contre la promulgation de la Rowlatt Act en décembre 1918, imposant des restrictions des libertés fondamentales ainsi que le lancement en 1942 du mot d’ordre “Quit India”, qui appelait les Anglais à quitter l’Inde immédiatement. Cet appel doublé d’une proposition d’action de désobéissance civile sera adopté par le comité directeur du Congrès réuni à Bombay. » « Je veux la liberté, tout de suite, cette nuit même, avant l’aube si possible », disait Gandhi.
Thakkar et Mehta évoquent aussi dans leurs ouvrages les vastes bûchers de vêtements que Bombay a vus s’allumer au début des années 1920, en réponse au boycott des produits importés de l’Angleterre préconisé par Gandhi dans le cadre de sa politique de non-coopération avec le gouvernement colonial. Et pendant que les saris, les vestons et les pantalons brûlaient dans les rues de Bombay, dans les maisons se mettaient en marche les rouets traditionnels avec hommes et femmes filant eux-mêmes leur coton.
C’est en 1946 que Gandhi se rendit pour la dernière fois à Bombay pour une réunion politique. « Bombay ne m’a jamais déçu », aimait dire le Mahatma. « Pour comprendre pourquoi il disait cela, il faut savoir que Bombay n’est pas une ville comme les autres villes indiennes, explique Usha Thakkar. Cité multiculturelle par excellence, elle est riche des apports extérieurs, notamment ceux des zoroastriens - qu’on appelle aussi les Parsis - installés en Inde depuis longtemps et dont les pratiques philanthropiques, le goût pour le service et l’attachement à l’éthique ont forgé la modernité des Bombayites. Gandhi savait ce qu’il devait à Bombay et au-delà à la communauté parsie parmi laquelle il comptait de nombreux amis. C’est à Bombay que Gandhi est devenu Gandhi. »