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À son retour d’Afrique du Sud, Gandhi s’installe à Ahmedabad où, sur les berges du fleuve Sabarmati, il fonde son premier ashram indien. Lieu d’habitation collective, l’ashram de Sabarmati a été un laboratoire d’expériences sociales et le point de départ de la célèbre marche de Dandi qu’entreprit Gandhi en 1930 pour faire abolir la taxe inique sur le sel.

Le moment est venu pour moi de quitter Bombay, non sans regret. J’aurais aimé passer un peu plus de temps dans cette métropole tentaculaire, attendre par exemple la fin des pluies pour prendre en photo, par une belle journée ensoleillée, la statue de Gandhi qui trône dans le jardin public attenant au « mantralaya » (immeuble où siège le pouvoir exécutif de la région du Maharashtra dont dépend Bombay). J’aurais aimé prendre le temps pour bavarder avec le gandhien octogénaire Somaiya T.R.K., au sourire généreux de Madone vieillissante. Dans les années 1980, cet homme a vendu les livres de Gandhi à la criée devant les salles de cinéma où se jouait le célébrissime film de Richard Attenborough consacré au Mahatma, avant de créer sa librairie, le Gandhi Book Center, devenu depuis le lieu de rendez-vous de tous les gandhiens de Bombay.

Mais le temps m’est compté. J’enchaîne avec la deuxième étape de mon périple gandhien qui me conduit à Ahmedabad, à quelque 530 kilomètres de Bombay. Gandhi y a vécu quinze ans, de 1915 à 1930, à son retour d’Afrique du Sud, avec ses proches et ses amis qui l’avaient suivi.

Pourquoi Ahmedabad ?

Capitale du Gujarat sous la colonisation britannique, Ahmedabad était surnommée la « Manchester de l’Asie » à cause de son industrie textile florissante au début du siècle dernier. Pourquoi le choix de Gandhi s’est-il porté sur cette ville, plutôt que sur Delhi, Calcutta ou Bombay ? La question se pose. Dans son autobiographie, An Autobiography : The Story of My Experiments with Truth, l’intéressé a lui-même répondu à la question.

Son choix s’est porté sur Ahmedabad, étant donné qu’il était natif du Gujarat, il pensait pouvoir expliquer plus facilement son projet politique et social à des hommes et femmes avec lesquels il partageait une langue commune, en l’occurrence le gujarati. Par ailleurs, capitale du textile indien, Ahmedabad était aussi l’endroit idéal pour lancer son projet de résurrection de la tradition artisanale du filage et du tissage, un projet qui lui tenait à cœur. Enfin, il misait sur la générosité des industriels et des mahajans (« capitalistes ») de cette ville prospère pour financer son ashram. Comme l’a écrit le petit-fils du Mahatma, Rajmohan Gandhi, dans la biographie qu’il a consacrée à son grand-père, pour tout Mahatma qu’il était, « l’installation de Gandhi dans son Gujarat natal ne manquait pas de bon sens ».

En mai 1915, Gandhi établit dans le quartier de Kochrab, à Ahmedabad, son premier ashram indien, sur le modèle du Phœnix Settlement et de la ferme Tolstoï qu’il avait créés à Durban et à Johannesburg successivement. Il le nomma le « Satyagraha ashram ». Très vite à l’étroit à Kochrab, mais aussi à cause de la peste qui s’était déclenchée dans la région, il déplaça l’ashram de l’autre côté du fleuve Sabarmati qui le sépare de la grande ville. Le nouveau site est situé sur la rive ouest, dans le nord d’Ahmedabad.

L’ashram de Sabarmati, fondé par Gandhi en 1917.

Le Satyagraha Ashram, communément appelé « l’ashram de Sabarmati », est inauguré le 17 juin 1917. Sur ce terrain de 75 hectares, tout en hauteur, qui appartenait aux Sarabhai, une famille d’industriels du textile, Gandhi fit construire des maisons en chaume modestes, blanchies à la chaux, pour lui-même et son épouse, et les recrues de l’ashram. Ceux-ci avaient dû se souscrire avant au règlement interne inscrit dans un document appelé la « Constitution », faisant vœu de pratiquer la non-violence, l’attachement à la vérité, la chasteté, la pauvreté, le respect des biens d’autrui, le travail, la maîtrise de l’appétit, le refus de la peur, la tolérance pour toutes les religions, le boycott des produits étrangers (« swadeshi ») et l’abolition de l’intouchabilité. Tout un programme !

L’ashram de Sabarmati, un « laboratoire » social

Le respect strict de ces règles suscita les premières tensions parmi les résidents lorsque Gandhi décida d’accueillir dans son ashram un couple d’intouchables ou de hors castes d’après la hiérarchie traditionnelle hindoue. On raconte que la décision du maître ébranla profondément tout le monde, même son épouse Kasturba. Lorsque celle-ci voulut en parler avec son Mahatma de mari, elle s’entendit répondre que si elle se sentait incapable de vivre avec les nouveaux venus, elle pouvait partir et qu’ils resteraient « bons amis ». L’épouse loyale dut s’incliner, contrairement à d’autres résidents qui durent se résoudre à quitter l’ashram définitivement. Ce ne sera pas la dernière fois que des décisions inédites et radicales du maître des lieux viendront perturber la paix au sein de la communauté des satyagrahis. Mentor intransigeant, Gandhi mettait ses proches constamment à l’épreuve, les défiant de vivre selon ses propres standards éthiques élevés.

Toutes ces expériences sont capitales et toutes ont eu lieu à l’ashram de Sabarmati, puis ont été reproduites à grande échelle.
Tridip Shurud, spécialiste des études gandhiennes

« Il n’en reste pas moins que l’ashram de Sabarmati fut d’une certaine manière la seule maison qu’a jamais eue Gandhi », explique le spécialiste des études gandhiennes, Tridip Shurud. Une maison doublée d’un laboratoire où, pendant les treize ans que Gandhi y a vécu, il a pu s’adonner aux expériences qui l’intéressaient au plus haut point, telle que la résurrection de l’artisanat, la frugalité alimentaire ou la démocratisation des sanitaires. « Toute sa vie, poursuit le gandhien Shurud, le Mahatma a voulu donner à tous les Indiens l’accès à des toilettes fonctionnelles. Les essais de design des toilettes ont eu lieu à l’ashram. Quelles sont les caractéristiques d’une toilette appropriée aux besoins des Indiens, quand on considère leurs habitudes, l’absence d’eau courante et le fait qu’on associe l’intouchable au nettoyage des déjections humaines ? Toutes ces expériences sont capitales et toutes ont eu lieu à l’ashram de Sabarmati, puis ont été reproduites à grande échelle. »

À Sabarmati, une journée type de Gandhi se répartissait entre écriture, lectures, prières, donner des cours aux élèves des écoles qu’il créa, filer du coton avec son propre rouet pendant au moins une heure et, last but not least, nettoyer les latrines de l’ashram… Mais sur les quinze ans qu’il a passés à Ahmedabad, il n’a vécu que 1 563 jours à Sabarmati, le reste du temps il le partage entre voyages à travers le pays, organisation des campagnes de satyagraha pour lutter contre les injustices coloniales, rencontre avec les autres leaders du Congrès qui relayaient sa pensée et ses méthodes sur le terrain et arrestations suivies parfois de longs mois d’emprisonnement. D’ailleurs, le 17 juin 1917, lors de l’ouverture du nouvel ashram sur les berges de Sabarmati, Gandhi n’était pas à Ahmedabad, mais à Champaran, dans la province du Bihar où il menait alors sa première bataille non violente en Inde aux côtés des paysans cultivateurs d’indigo exploités par les propriétaires anglais.

La quiétude du passé envolée

« Dans l’imaginaire indien, l’ashram de Sabarmati, qui a fêté il y a deux ans le centenaire de sa fondation, reste étroitement associé au combat de Gandhi pour la libération de l’Inde », explique Atul Pandya, directeur du Sabarmati Ashram Preservation and Memorial Trust, chargé aujourd’hui de la gestion du monument au quotidien. « Nous recevons en moyenne 4 000 visiteurs par jour, poursuit le directeur. La principale attraction est Hridaykunj, la maison individuelle habitée par Gandhi et son épouse Kasturba. »

Protégé par un mur en briques rouges, le site de l’ashram est composé en tout d’une dizaine de maisons de construction ancienne, ouvertes au public, et d’un musée construit plus récemment, dont la structure moderniste au toit incliné en tuiles rappelle les maisons d’habitation. Les visiteurs déambulent à travers des salles d’exposition où photos et légendes racontent la vie de Gandhi. Certains s’arrêtent un instant dans un coin du parc, devant le carré à ciel ouvert dédié à la prière et qui surplombe la rivière en bas. La vue de la grande ville chaotique au loin, grouillant de monde et de véhicules, ne prête guère aujourd’hui à la méditation. « Pauvre de Gandhi ! Il aurait été horrifié par ce paysage urbain qui ne correspond pas, alors pas du tout, à l’idée qu’il se faisait de l’Inde de l’avenir », chuchote un touriste occidental à l’oreille de sa compagne.

Le Mahatma aurait sans doute été beaucoup plus dans son élément dans le cadre bucolique du campus de l’université du Gujarat Vidyapith qu’il a créé en 1920 pour proposer à son peuple une alternative à l’éducation anglaise et occidentalisante imposée par l’institution coloniale.

Le site de l’ashram de Sabarmati, encerclé par un mur de briques rouges. © Tirthankar Chanda / RFI

Cœur, mains, esprit, piliers de l’éducation gandhienne

Je rejoins le vice-chancelier de l’université Anamik Shah dans l’auditorium. Les étudiants font leur entrée par grappes, en attendant la sonnerie de 9 heures. « Cette université était la réponse de Gandhi au ministre de l’Éducation dans les colonies britanniques, Lord Macaulay, qui aimait dire qu’une seule étagère de livres écrits par des Européens valait toutes les bibliothèques de l’Arabie et des Indes », me déclare le vice-chancelier. Habillé en costume indien fabriqué en coton artisanal, comme tous les étudiants, garçons et filles, Shah est un scientifique de renom et dirige la destinée de cette université depuis 2015. « Notre but ici est d’éduquer tout en instillant des valeurs morales et éthiques à travers des travaux communautaires obligatoires, comme à l’époque de Gandhi », confie-t-il. Et d’ajouter : « La formation que nous dispensons dans les trois sites que compte l’université Gandhi vise à éduquer le cœur, les mains, puis l’esprit, dans cet ordre seulement ».

À 9 heures piles, la cloche sonne, annonçant le début des prières. Alors que le silence se fait dans la grande salle où nous sommes tous réunis, le maître de musique donne le « La ». Il est assis sur une estrade, sous une photo de Gandhi. Assis par terre, les étudiants entonnent en chœur les paroles des prières chères au fondateur de leur institution. Sans oublier de déplier chacun son rouet portatif et de filer du coton, ce qui fait partie de leur programme scolaire.

Bientôt, l’air se remplit de la douceur des complaintes, ponctuées par le ronronnement du rouet.

Le maître de musique et les étudiants entonnent en chœur une prière chère à Gandhi.
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Dans l’auditorium de l’université Gujarat Vidyapith résonne le chant des étudiants et enseignants. © Tirthankar Chanda / RFI

La Marche du sel ébranle les fondements de l’Empire britannique

Bapu quitta l’ashram de Sabarmati en 1930, faisant le vœu de n’y revenir qu’une fois l’Inde serait libre. Après l’indépendance en août 1947, il ne revint jamais à Ahmedabad puisqu’il fut assassiné peu de temps après. Dans l’épopée gandhienne, si l’ashram de Sabarmati occupe une place majeure, c’est aussi parce qu’il fut le point de départ de la fameuse Marche du sel qu’entreprit Gandhi en 1930, en opposition à la taxe exorbitante imposée par le gouvernement britannique sur cette denrée de première nécessité.

Préparé dans le plus grand secret, le mouvement est lancé le 12 mars 1930. Armé de son bâton de marcheur, Gandhi quitte l’ashram avant le lever du jour, avec 78 de ses compagnons les plus proches. Cette troupe, formée aux méthodes de la non-violence, marche vingt-quatre jours durant, avant d’arriver sur le bord de la mer, à Dandi, à 600 kilomètres de son point de départ. Rejoint en route par des milliers d’Indiens, Gandhi contrevient à la loi le matin du 6 avril en ramassant la première poignée de sel… « Ce geste simple va ébranler les fondements de l’Empire britannique », déclare l’arrière-petit-fils du Mahatma, Tushar Gandhi.

Gandhi et ses compagnons lors de la Marche du sel en 1930.
Je demande la sympathie du monde, dans ce combat du droit contre la force.
Mahatma Gandhi

Très impliqué dans le travail de préservation de la mémoire de son arrière-grand-père, Tushar Gandhi a participé au « remake » de la Marche du sel en 2005, à l’occasion du 75e anniversaire de cet événement historique. Il a été aussi le cerveau de la construction d’un mémorial moderniste à Dandi, commémorant la Marche dont il dit comprendre la valeur symbolique depuis qu’il s’est mis dans les pas de son célèbre ancêtre.

« C’était un défi physique pour moi, mais j’avais aussi en tête la phrase prononcée par Bapu en ramassant la première poignée de sel dans l’océan en contravention de la loi inique : "Je demande la sympathie du monde, dans ce combat du droit contre la force." Cette phrase m’a permis de me rendre compte pendant la marche que les combats de mon arrière-grand-père pour le droit et contre la force brute continuent aujourd’hui car, depuis les années 1930, rien n’a vraiment changé dans nos campagnes où l’intouchabilité, la pauvreté, la discrimination religieuse continuent d’humilier, voire de tuer. »

Tushar Gandhi en veut pour preuve une anecdote tirée de la commémoration de la Marche du sel en 2005 à laquelle il a personnellement participé. « C’était le douzième ou treizième jour de la marche, raconte-t-il. Nous devions passer la nuit dans un village plutôt prospère. Je vais chercher le maire du village pour débattre des modalités de l’escale. L’homme qui était issu d’une des basses castes, m’a conduit chez un notable appartenant à la haute caste. Je suis entré dans la maison où j’ai été reçu avec beaucoup d’égards. Au bout de quelque temps, ne voyant pas le maire revenir prendre le thé avec nous, je me suis inquiété auprès de mes hôtes, qui m’ont assuré qu’il sera bien servi. C’est à ce moment-là que j’ai aperçu la femme de ménage sortir par la porte arrière, tenant à la main une tasse jetable fumante et une assiette en papier avec des samossas. Et tout d’un coup, une main noire sortit de nulle part pour attraper l’assiette et la tasse. C’était la main du maire. Comme il était de basse caste, il n’avait pas le droit de venir boire du thé chez ses administrés de haute caste. Comment imaginer qu’une telle chose puisse se passer encore en 2005 ? J’étais bouleversé. »

Tushar Gandhi œuvre pour la préservation de la mémoire de son aïeul, le Mahatma. © Tirthankar Chanda / RFI
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