À l’aube, alors que le soleil se targue d'apparaître derrière les montagnes de l’Atlas marocain, l’avion de Thierry et Catherine s’envole en tête. Québec Novembre ouvre la voie aux quarante-neuf autres équipages. Une brume matinale vient lécher les reliefs de l’Atlas. Thierry se permet quelques manœuvres dans les canyons, gigantesques balafres. A 5 000 pieds, le sol est loin, mais pas assez pour qu’il nous soit inconnu. La terre a des airs d’écorce de vieux chêne.
Au bout d’une heure et demie de vol avec Thierry, l’Atlas est dans notre dos, la mer de nuage distillée, et l’on longe la côte Atlantique vers le Sud. Les falaises s’effritent comme de la dentelle dans l’océan.
Thierry Roz, chef pilote du raid Latécoère-Aéropostale
Le Piper poursuit sans escale jusqu’à Tarfaya. Thierry doit arriver le premier afin d’organiser l’atterrissage de tous les appareils. Les autres font escale à Tan-Tan pour “refueler”. Il fait lourd sur le tarmac. Georges, un des participants, passe d’un réservoir à l’autre, entouré de l’équipe de mécaniciens, dont Alexandre, Julie et les autres. Chargés d’un baril d’essence de 200 litres, ils refuelent les appareils à l’aide d’une pompe manuelle et d’un manche à balai en bois gradué en guise de jauge. Comme à la grande époque de l’Aéropostale, ces bras de l’ombre sont essentiels au bon déroulé des opérations.
Second décollage de la matinée. Puis des dunes à perte de vue. Le Sahara. Immense. On ne peut s’empêcher d’imaginer les pilotes d’antan, livrés à cet horizon infini, à cet espace inconnu et mystérieux.
Le Cap Juby s’annonce à l’horizon. La piste d’atterrissage est courte, 700 mètres, tout en sable. Deux antennes de communication sont plantées dans l’axe de la piste, obligeant l’avion à s’aligner au dernier moment. Thierry Roz pose le Piper avec la douceur d’un rêve qui se réalise. Catherine et lui se regardent avec émotion. Elle est d’autant plus forte qu’ils sont les premiers à atterrir. Un homme vient nous chercher en mobylette. Il fonce sur la piste de sable à la rencontre du premier équipage. “Bienvenue à Tarfaya.”
Patrick, pilote et participant du Raid
Thierry se lance dans l’organisation des arrivées et des parkings. Un spectacle pour tous les participants et les habitants, des gamins surtout, venus profiter du passage du raid. Une chorégraphie minutieuse coordonnée au talkie-walkie par l’équipe au sol.
Dans les années 1920, il n’y avait à Cap Juby que le fort espagnol, la maison des pilotes, celle des mécaniciens et un hangar pour les avions. Joseph Kessel décrit la désolation de Cap Juby: “Le fort, un minuscule carré blanc cerné par les dunes et l’eau”. Aujourd’hui il ne reste que quelques murs décrépis du fort et des baraquements rongés par le sable et l’air de la mer, aujourd’hui récupérés par l’armée marocaine.
Cent ans plus tard, Cap Juby n’a rien perdu de sa superbe désolation. Et si la mémoire de la Ligne est toujours vivante dans le sud du Maroc, c’est notamment grâce à Sadat Shaibata, président de l’association des amis de Tarfaya.
Pour aller du Maroc au Sénégal, il fallait traverser le Rio de Oro (actuel Sahara occidental), région administrée par l’Espagne à l’époque, mais largement insoumise.
Antoine de Saint-Exupéry, embauché en 1926, est nommé chef d’aéroplace à Cap Juby pour son sens du dialogue, dans le but d’améliorer les relations avec les hommes du désert qui se méfient de ces gros “oiseaux” tombés du ciel. Ils n’apprécient pas la présence des étrangers sur leur territoire et vont vite s’interroger sur les livraisons de vivres et de matériels à Cap Juby et à Villa Cisneros.
Les pilotes de la Ligne s’adaptent au mieux à la vie dans le désert marocain. Mais les avions eux, supportent mal les températures accablantes, le vent de sable bloque souvent le moteur. Et lorsque les Maures comprennent qu’ils peuvent rentabiliser les pilotes tombés dans le désert, ce fut pour eux une manne.
Antoine de Saint-Exupéry
Le 22 mai 1926, le pilote Jean Mermoz et son interprète maure, Sidi Ataf Ould Elbéchir, sont ainsi faits captifs par les R’Gueibat, une tribu maure redoutée. Ils exigent une rançon de 1000 pesetas. Le 11 novembre 1926, Léopold Gourp se pose dans le désert à cause d’une panne. Des Maures embusqués font feu. Gourp, blessé à la jambe, va mourir à l'hôpital de Casablanca quelques jours plus tard. Le 30 juin 1928, Marcel Reine et Édouard Serre percutent une dune, les deux hommes sont faits prisonniers par les hommes bleus. Saint-Exupéry va voler 8 000 kilomètres en cinq jours pour les retrouver. Mais le désert est bien trop vaste, ils resteront captifs pendant trois mois et seront finalement libérés car leur état de santé devenait critique. Autant de récits qui donnent une idée de l’aventure dans laquelle s'embarquaient les pilotes en se lançant à l'assaut du Sahara.
En cette année 2018, l’événement c’est le retour de la famille Saint-Exupéry sur la route de l’Aéropostale. L’équipage est composé d’Hervé de Saint-Exupéry, arrière-arrière-petit-neveu de l’aviateur-écrivain et de sa fille, Albane. Lui est officier pilote de chasse dans l’armée de l’air française. Albane, 19 ans, est en formation pour devenir pilote de ligne. C’est à elle que reviendra d’ailleurs l’honneur de poser le Cirrus SR 22 carburant à 320 km/h sur la mythique piste de Cap Juby.
Hervé de Saint-Exupéry, arrière-arrière petit neveu d’Antoine de Saint-Exupéry, arrière-arrière petit neveu d’Antoine de Saint-Exupéry
Un bivouac est installé entre l’océan et la piste, au creux d’une dune. Le feu crépite et dans la nuit noire, rien ne laisse entrevoir la maigre silhouette du bâtiment qui abrite le modeste musée Saint-Exupéry dont Sada Shaibata s’occupe. Avant de reprendre la route toujours plus au sud, chacun va pouvoir dormir quelques heures sous la tente et espérer la visite dans leurs songes d’un curieux petit prince…